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Æternam - Extrait



I

Table rase

Dimanche, 2 septembre 2040 9h40


Jade

Plantée devant le miroir oblong, j’observe le tableau d’un œil critique. La tunique indigo, le foulard satiné et les collants en résille échouent un à un au sol, formant une montagne colorée autour de mes pieds. Je penche la tête sur le côté, examinant les constellations de grains de beauté sur mes épaules, puis la cicatrice sur mon abdomen. Bientôt, on ne la verra plus… Du moins, c’est ce dont j’essaie de me persuader, car parfois, j’en ai honte. D’autres fois, je ressens une pointe de fierté en la voyant. Une blessure de guerre, c’est plutôt cool, non ?

Piochant dans ma garde-robe désorganisée, je décroche les nouvelles fringues que j’ai achetées il y a quelques jours de leurs cintres : pantalons sobres, jupes droites, blouses blanches, beiges, noires, vestes et blazers chics. Je me suis dit que l’occasion se prêtait au shopping. Me dirigeant ensuite vers mon meuble à chaussures, je balance trois paires de mocassins et deux paires d’escarpins à talons dans ma valise ouverte. Mon train part dans trois heures.


12h45

Mesdames et messieurs – et les autres –, je vous présente la nouvelle Jade Calloway ! Sans vouloir me vanter, je fais vraiment raffinée, dans cet attirail. « Raffinée »… que je suis drôle. J’entre dans le wagon en tirant mon bagage derrière moi et m’installe dans un compartiment vide. Un peu difficile de s’asseoir correctement dans une jupe aussi serrée, mais soit, il faut ce qu’il faut. Sortant mon téléphone de ma poche, je consulte mes messages alors qu’un type dans la quarantaine prend place face à moi. Du coin de l’œil, j’aperçois qu’il est accompagné d’une gamine d’environ 6 ans. Pourvu qu’elle ne soit pas geignarde… L’arrivée d’un nouveau SMS de Damon me fait soupirer :


Appelle-moi quand tu seras arrivée à N-O.


Quand est-ce qu’il comprendra que je ne suis pas sa siamoise ?

Je range mon portable et capte le regard de la petite fille, qui s’amuse à faire essayer différentes tenues à sa poupée Barbie. Et dire que l’entreprise du même nom a failli faire faillite, quand le gouvernement a interdit les jouets en plastique. Mais il faut croire que les inventeurs de Barbie ne sont pas si bêtes que ça : comme beaucoup d’autres boîtes en danger d’extinction, ils ont fait des expériences avec des matières biodégradables, et Barbie est devenue 100 % compostable. Si tout le monde s’y était pris plus tôt, on aurait peut-être évité qu’il y ait davantage de déchets que de poissons dans les océans…

— Salut.

Interrompue dans mes pensées, je pose brièvement mon attention sur la fillette – son père est occupé à lire le journal – avant de lui répondre :

— Salut ! Elle est jolie, j’ajoute avec un mouvement du menton vers son jouet.

— Toi aussi, t’es jolie ! Comment tu as fait ça, avec tes cheveux ? demande-t-elle en désignant mes longues tresses, retenues en arrière par une pince.

— J’ai donné de l’argent à une pro, qui s’en est chargée.

Visiblement peu impressionnée par mon aveu d’incompétence, elle enchaîne :

— T’as quel âge ?

Eh bien… J’ai déjà été interrogée par les flics, et c’était moins intense.

— Je viens de fêter mes 28 ans.

Littéralement. C’était hier.

— Oh… c’est vieux !

Je suis sûre qu’elle aurait dit la même chose si je lui avais dit 18… Son père semble agacé par notre discussion et finit par s’en mêler :

— Maya… laisse la dame tranquille.

La gosse me fait un sourire narquois avant de se replonger dans sa séance de stylisme. C’est drôle, on ne se ressemble pas du tout, mais elle me fait penser… à moi.


Lundi, 3 septembre 7h45

Le bâtiment principal de l’Université de la Nouvelle-Orléans s’élève devant moi, haut et impressionnant. Avec ses colonnes et son toit plat, on croirait un temple grec. C’est plutôt… rassurant ? Je suppose. Je suis arrivée hier, après un trajet hyper rapide de seulement quatre heures. J’ai eu un peu de mal au début : je n’ai pas l’habitude des nouveaux trains à Vitesse Extrême. Après une pause toilettes pour rendre mon déjeuner (trop de détails ?), j’ai pu m’installer dans le grand bâtiment réservé aux Surveillants. Je partage un appartement avec quatre collègues, également conseillers : Samira, Otis et Felipe ont la trentaine, et Grace, la plus âgée d’entre nous, doit avoir la cinquantaine. Ils ont l’air relativement sympa, et pas excessivement barges : c’est déjà ça. L’endroit en lui-même est plutôt cool : on a un grand salon commun à baies vitrées, une cuisine moderne intégrée, et les chambres sont individuelles et spacieuses.

Je suis arrivée en avance, parce que j’ai rendez-vous avec une certaine « Madame Graham », qui est censée me faire visiter les lieux et me montrer mon bureau. Le campus est désert à cette heure-ci, et seuls quelques élèves errent sur les chemins qui se croisent autour des bâtiments beiges. Des caméras sont disposées un peu partout aux murs et aux poteaux, et leur clignotement intermittent me rappelle une chose importante : même quand on se sent seul, il y a toujours quelqu’un qui nous observe.


Amy

C’est impossible. Je dois être en train de rêver. Ou plutôt, de cauchemarder ! Je dévisage M. Daniels, alias « mon bourreau », qui m’explique dans le plus grand calme que si j’étais arrivée plus tôt, j’aurais pu être placée dans une autre chambre.

— L’administration m’a dit de venir aujourd’hui parce qu’ils n’ouvraient pas le campus aux étudiants avant…

Le type aux cheveux blancs me jauge à travers ses lunettes rectangulaires. Vêtu d’un costume et d’un foulard sombres, je dois admettre qu’il est assez bel homme… Ce qui ne le rend pas plus commode, visiblement.

— Vous m’en voyez navré, Madame Wardwell, mais que mes collègues aient fait cette erreur ne change rien à la situation.

Nous sommes interrompus par le claquement sonore de talons dans le couloir ; il se tourne alors vers la dame en tailleur bordeaux et l’interpelle :

— Madame Graham ?

— Oui ?

Son pas pressé nous rejoint à la hâte. Chignon serré, regard sévère… Je ne suis pas sûre de vouloir savoir qui c’est.

— Cette étudiante en infographie a été assignée à ce dortoir, réservé au cursus médical.

Elle nous dévisage comme si c’était la conversation la plus futile de sa vie.

— Eh bien, vous avez un lit. N’est-ce pas l’essentiel ?

Oui. Un lit dans le bâtiment opposé à celui de ma section. C’est tout à fait logique ! Je force un sourire.

— Si, bien sûr.

— Parfait. Je dois y aller, je suis attendue. Bonne journée.

Encore une fois, M. Daniels me scrute avec intérêt tandis qu’elle s’éloigne.

— Je vous ai déjà donné votre emploi du temps… Exceptionnellement, les cours ne commenceront que cet après-midi. Profitez-en pour visiter un peu. Voici votre badge, qui ouvre à la fois le dortoir et votre chambre. Vous devez l’avoir sur vous en permanence.

Il me tend une carte pucée avec ma tronche imprimée dessus. On dirait une taularde. Je m’apprête à la ranger dans ma poche quand il m’indique le boîtier à droite de la porte. Je la déverrouille en l’insérant dedans, puis le suis à l’intérieur du couloir.

— Votre chambre est la numéro 9.

Je hoche la tête avec un petit sourire, un vrai, cette fois. Un chiffre magique dans cet enfer pavé de soi-disant bonnes intentions…

— Je vous laisse ici. Bonne installation à vous, et si vous avez besoin de quoi que ce soit… demandez autour de vous. Ce dortoir déborde d’âmes charitables, profitez-en !

L’air malicieux, il me salue d’un signe de tête, et m’abandonne aussitôt à mon triste sort. Je parcours le couloir, observant les murs blancs et froids, aussi austères que ceux d’un hôpital. Mon regard se pose alors sur la seule tache noire : un œil à la pupille rouge clignotante, enregistrant le moindre de mes faits et gestes. Heureusement qu’il n’a aucune idée de ce que je pense, en ce moment – c’est-à-dire, ce que je lui ferais volontiers avec n’importe quel objet contondant.


Quelques mètres plus loin, je pousse la porte de ma chambre et me retrouve nez à nez avec une fille, visiblement sur le départ. Brune, les cheveux un peu plus longs et ondulés que les miens, et les yeux écarquillés derrière d’énormes lunettes. J’espère qu’elle ne compte pas devenir chirurgienne… Franchement, ça vous rassurerait, vous, de vous faire ouvrir par quelqu’un qui a une aussi mauvaise vue ?

— Salut.

— T’es qui, toi ?

Ok… Elle est plutôt jolie. Dommage qu’elle ait un caractère de merde.

— Ta colocataire.

Elle pousse un soupir à fendre l’âme, qui reflète relativement bien ce que j’ai à l’esprit. Le mobilier réduit à son minimum est jonché de ses affaires : des classeurs numériques, une tablette, un cadre où la photo change de façon régulière… Et au mur, un écran affiche les informations de la fac.

— Moi qui pensais être tranquille…

Je repose mon attention sur elle.

— Ah, zut. Je compte bosser en écoutant du metal à fond et organiser une fête tous les deux jours entre nos lits et l’armoire !

Elle hausse un sourcil.

— C’est de l’humour ?

Je me retiens de pouffer.

— Le fait que tu poses la question est un peu inquiétant…

— C’est parce qu’on m’a appris que l’humour est censé être drôle.

Ouch. J’accuse le coup en laissant tomber mon sac sur le seul lit fait – histoire de me dissuader de m’en servir pour le lui balancer à la figure. Non. Il est hors de question que je me fasse virer dès le premier jour pour avoir fait bouffer ses lunettes à une petite prétentieuse… Même si elle le mériterait, elle n’en vaut pas la peine. Je me force à sourire en lui tendant ma main.

— Enchantée de faire ta connaissance. Amy Wardwell.

Elle me reluque de la tête aux pieds, puis répond avec détachement :

— Isadora Swafford. Ne touche à rien de mon côté de la chambre, et tout se passera bien entre nous.

La seconde suivante, elle est déjà sortie. Je m’assieds sur ma couverture, la tête en vrac. Distraitement, je reprends mon emploi du temps : voyons quelles autres surprises l’administration me réserve ! Audiovisuel, Informatique, Réseaux, Design 2D, Création 3D, Initiation à la 4D… Toutes les cases réparties sur la semaine sont colorées, exceptée une, aujourd’hui. Qu’est-ce que c’est que ça ? Entretien avec Mme Calloway, conseillère. Conseillère ? Pourquoi aurais-je besoin de conseils, maintenant que je suis dans mon cursus ? Je secoue la tête avec dépit, puis m’allonge pour regarder le plafond immaculé. Oui, mon idée est complètement stupide. Ce n’est même pas une idée, en fait : seulement un plan tordu qui va me jeter tout droit dans la gueule du loup.


Jade

Comme une fine pluie se met à tomber, je pénètre rapidement dans l’enceinte du bâtiment et, après un bref regard alentour, prends place sur un des fauteuils molletonnés. On m’a dit d’attendre ici, alors… j’attends. Si j’ai bien compris, c’est là que les étudiants peuvent se détendre et où ont lieu certains événements sociaux. Il y a des distributeurs, des tables et des panneaux digitaux qui affichent des petites annonces et autres promos : une fac tout ce qu’il y a de plus banal. Une des annonces publicitaires qui clignote sur un écran attire mon attention. Une nana brandit une petite boîte fleurie avec un grand sourire : « Marre d’avoir tes règles ? Essaie Menstru-Stop ! LA pilule anti-menstruation approuvée par la FDA ! » Mon portable vibre dans ma poche, m’arrachant à ma contemplation. Nouveau message de Damon.


Toujours vivante ?


Roulant des yeux, je lui réponds un bref « Pour le moment » avant de mettre le téléphone sur silencieux et de le ranger dans mon sac à main. Pour mon premier jour, j’ai revêtu une de mes tenues « super psy ». J’ai aussi pris soin d’ôter mon piercing au septum, qui risquerait de me faire passer pour une étudiante. Tous mes tatouages ne sont pas entièrement dissimulés mais… on est en 2040. Toute discrimination professionnelle sur la base des apparences est illégale. Et puis, j’ai déjà le job. Ils ne vont pas me virer maintenant pour si peu !

— Madame Calloway ?

Une femme brune dans la cinquantaine vient d’apparaître dans mon champ de vision. Elle me jauge avec un petit sourire et je me lève pour lui serrer la main.

— C’est moi.

— Madame Graham, mais vous pouvez m’appeler Janice. Désolée de vous avoir fait attendre. Je suis ravie de vous rencontrer enfin. Votre CV m’a impressionnée !

— Merci.

Elle me tend une carte retenue par un cordon, comportant le symbole et le nom de l’université. Je jette un bref coup d’œil à ma photo avant de passer mon nouveau collier autour de mon cou.

— Portez-le en permanence sur le campus. Vous avez fait bon voyage ?

— On va dire que oui. Le train m’a un peu retourné l’estomac…

Pourtant, j’ai été sage, hier soir ! Si j’avais su que ça ne changerait pas la donne, je me serais lâchée un peu plus pour fêter mon anniversaire…

Janice fait un geste de la main en claquant la langue.

— Oh, ce sont ces nouveaux véhicules hyper rapides, n’est-ce pas ? Mon mari les prend souvent, pour le travail. On s’y habitue.

— Je suis contente d’être là, en tout cas !

— Vous avez trouvé un logement ?

— Oui, pas très loin d’ici.

— Très bien. Suivez-moi, je vous prie.

Je lui emboîte le pas et nous traversons le bâtiment jusqu’à atteindre des portes coulissantes. Derrière elles se trouve une salle spacieuse avec quelques chaises. Des magazines et livres jonchent des tables basses. On dirait une salle d’attente de cabinet médical !

— Les étudiants patientent ici pour s’entretenir avec l’administration.

Des portes en bois munies d’une vitre se succèdent autour de nous ; un petit écran à côté de chacune indique le nom de la personne travaillant à l’intérieur ainsi que sa fonction.

— Cette pièce est réservée aux employés, m’informe-t-elle en la désignant. Vous y trouverez de quoi faire du café et réchauffer vos plats pour le déjeuner. Et vous pourrez vous installer… ici.

Janice entre mon nom dans un boîtier, puis passe son badge dans l’encoche pour ouvrir la porte ; nous nous retrouvons dans un bureau, simple et sobre. Les stores en tissu beige empêchent les rayons du soleil – quasi inexistants, je vous le rappelle – d’illuminer la pièce, créant une ambiance un peu sinistre. Un grand fauteuil noir (qui a l’air très confortable) fait face à un sofa brun. Une table ronde, flanquée contre la fenêtre, sépare la zone « patient » de la zone « psy ». Contre le mur à ma droite se trouve un secrétaire, au milieu duquel trône un écran énorme. Derrière elle, dans le coin de la pièce, une plante verte apporte un peu de vie à cet environnement stérile. C’est vrai quoi, il n’y a même pas un seul tableau ! Il faudra que je décore tout ça…

Janice se retourne vers moi avec un large sourire :

— Le recruteur vous a déjà envoyé votre planning et la liste des étudiants, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Assurez-vous de bien compléter le dossier après chaque rendez-vous, sur la plateforme de l’université prévue à cet effet. Des questions ?

— … Je ne crois pas.

— Alors, je vous souhaite une bonne première journée !

— Merci.

Janice m’adresse un dernier clin d’œil avant de s’éclipser, m’abandonnant dans ma nouvelle tanière. Aussitôt, j’en profite pour tester le fauteuil noir : ahh, il est aussi moelleux que je le pensais ! Je fais valser mes escarpins à travers la pièce et pousse une exclamation en réalisant que le dossier du fauteuil s’abaisse… Ils sont dingues, d’avoir mis ça ici. Comment vais-je pouvoir me concentrer au lieu de passer mes journées à faire la sieste ?! En plus, c’est un des rares lieux où il n’y a pas de caméras… visibles, du moins. Ça y est, je commence à être parano.

Bon, allez… au boulot. Avec tout le mal du monde, je me lève et m’affale sur la chaise de bureau, allumant l’écran qui m’aveugle pendant quelques secondes. Comme on me demande de passer mon badge devant le lecteur, je m’exécute et sursaute en entendant la voix féminine de l’assistant me saluer chaleureusement :

— Bienvenue, Madame Calloway.

Après m’être connectée, j’ouvre les documents que Janice a mentionnés. Une liste interminable d’étudiants apparaît, affichant leur nom, âge, une photo d’identité et d’autres informations personnelles. Ce qui m’intéresse vraiment, c’est la deuxième liste, celle dont la fac n’a pas connaissance et qui m’a été envoyée ce matin directement par mon vrai recruteur. Les profils qui y figurent sont en couleur : ils indiquent les personnes suspectées par S et V, et il y en a trois dans ma liste. Un en jaune, un en orange et le dernier, en rouge. Les codes couleur indiquent le « degré » de suspicion. Inculper une cible jaune rapporte cinq-mille dollars, une orange dix-mille dollars et une rouge… trente-mille dollars. C’est donc à cette dernière que je vais particulièrement m’intéresser : Amy Wardwell, 21 ans.

Ces étudiants-là sont les seuls que je vais voir une fois par semaine, toute l’année. Le seul problème, c’est que je n’ai aucune idée de ce que ces jeunes ont pu faire pour attirer l’attention des autorités, au point d’être considérés comme des menaces. C’est mon rôle d’en découvrir davantage et de tout rapporter ensuite… En bref, je suis (ou plutôt, serai) payée pour jouer les mouchardes.

Je passe plusieurs minutes à me familiariser avec le reste de mes… victimes, avant de jeter un œil aux questions préconisées par l’université. Ce sont des trucs de psy de base, du style « As-tu eu des pensées suicidaires dans les dernières semaines ? », « Tu t’entends bien avec ta famille ? » ou « Est-ce qu’il t’arrive d’avoir envie de te faire du mal ? ». Je suis censée m’entretenir avec un élève toutes les heures, chaque jour, de 9h à midi, puis de 14h à 17h. Cela nous donne six étudiants par journée.

J’espère qu’ils sauront me divertir, au moins.


14h52

Amy

Ma journée commence par un rendez-vous avec la fameuse conseillère. Je suppose qu’ils l’ont noté sur mon emploi du temps par commodité : je ne vais pas réellement me taper un cours d’orientation tous les lundis, si ? C’est complètement ridicule. Mon sac sur l’épaule, j’entre dans le bâtiment réservé à la fiesta et me retiens tout juste de jeter un regard noir à la caméra. Cette surveillance permanente a vraiment de quoi vous rendre barge. Je m’apprête à poser mes fesses sur un fauteuil quand mes yeux se rivent sur un écran.


Bureaux des conseillers


Je suis la flèche qui pointe dans l’autre sens, passe une porte coulissante et… me retrouve dans une salle d’attente. Génial. J’espère que c’est ici ! Étonnée de ne pas avoir eu à m’en servir, je fourre mon badge dans ma poche et m’installe sur une chaise. Ouch. Ça avait l’air plus confortable, dans le hall. Une fois assise, un soupir de soulagement m’échappe. J’ai l’impression d’avoir couru toute la matinée. Entre mon train, le trajet à pied depuis la gare, le tour de l’administration pour trouver quelqu’un de compétent et l’obligation de traverser le campus pour tout et n’importe quoi, je suis lessivée. Et dire qu’on est lundi ! Alors que mon rythme cardiaque décélère peu à peu, une des portes s’ouvre face à moi. Je lève le nez vers le mec qui sort de la pièce : petit et maigre, un visage d’ange et un sourire de « je sais que je suis mignon ». Il m’adresse un clin d’œil avant de s’éloigner, et je le suis du regard en réfléchissant rapidement. Mh… Je dirais Pharmaco ! Mais c’est sans doute parce que je ne peux pas les encadrer.

— Amy Wardwell ?

Revenant sur Terre, je tourne la tête et pose mon attention sur ma… pow pow pow. Une déesse métisse vient d’apparaître dans mon champ de vision. Chemisier blanc, jupe de tailleur bleu marine, elle est sexy à souhait dans cette tenue. Ses manches ne sont pas assez longues pour dissimuler les tatouages sur ses avant-bras… On dirait qu’on engage du beau monde, par ici. Alors que je porte un pauvre T-shirt gris sur un jean noir : si j’avais su, je me serais fringuée autrement ! Je bats des cils avant de sourire.

— Elle-même !

Ayant retrouvé ma bonne humeur, je m’avance jusqu’au bureau pour mieux mater analyser mon interlocutrice. Ma journée n’est pas totalement perdue, en fin de compte… M’invitant à entrer, elle me laisse passer et referme derrière nous. Je découvre alors son lieu de travail… qui est ennuyeux à mourir. La pièce n’est pas très éclairée, et ressemble assez au bureau d’un toubib… ou du moins, de l’idée que je m’en fais.

— Installe-toi. (Puis, désignant le fauteuil.) Enfin pas là ; ça, c’est à moi.

Son sourire espiègle m’inspire la plus grande sympathie. Je pose mon sac par terre, m’assieds sur le canapé, et…

— Et maintenant ?

Oui, parce que, soyons honnêtes, je ne sais toujours pas ce que je fais là. Ma conseillère (mot qui commence à prendre un tout autre sens dans mon esprit) s’installe face à moi avant de réciter comme une leçon :

— Avant toute chose, sache que ces entretiens sont obligatoires pour s’assurer du bien-être mental des jeunes de notre pays. Ils ne seront pas enregistrés, mais il se peut que je relaye certaines informations qui seront divulguées ici, dans le cadre de notre étude de recherche, et pour améliorer nos services à toute la nation.

Mon cœur rate un battement. Oh, je vois. L’orientation n’a donc rien à voir dans cette histoire. J’essaie de paraître détachée, pourtant, certains termes tournent en boucle dans mon esprit : obligatoires, informations, services… Et vous savez ce que j’entends ? Vous parlerez, et tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous devant un tribunal. Je hoche la tête sans vraiment le réaliser, et finis par croiser les jambes.

— Ok.

Elle récupère la tasse fumante sur la petite table ronde, à côté de la fenêtre.

— On a une heure à tuer, alors… Je t’écoute. Parle-moi de toi. (Elle boit une gorgée et plisse les yeux.) Qui es-tu, Amy Wardwell ?

Très bien, Amy… À toi de jouer !

— Que voulez-vous savoir, exactement ?

— D’où tu viens… Si tu as des frères et sœurs, le style de musique que tu écoutes, ce que tu veux faire plus tard. Ce genre de choses.

C’est ça. Me retenant de soupirer, je hausse les épaules.

— Je suis née ici. Fille unique. Passionnée de dessin et de technologie depuis toute petite, d’où mon choix pour le cursus d’infographie. J’écoute un peu de tout, mais pas de classique. Je trouve ça chiant. (Je me penche vers elle, joignant mes mains sur mon genou.) Et vous ?

Elle lâche un petit rire (comment un rire peut-il être sexy, hein ?) et s’appuie un peu plus au dossier du fauteuil.

— Nous sommes là pour parler de toi, il me semble…

J’esquisse un sourire franc, cette fois.

— Je croyais qu’on avait une heure à tuer ?


Jade

J’observe Amy avec la plus grande attention, comme une proie qu’il me faudrait connaître à la perfection pour mieux la piéger. Blanche, les cheveux blond foncé jusqu’aux épaules, une bouille parsemée de taches de rousseur, un sourire éclatant et des yeux bleus qui brillent d’une lueur malicieuse : un portrait tout ce qu’il y a de plus innocent. Cela dit, je suis bien placée pour savoir que l’habit ne fait pas le moine. Et si S et V s’en méfient, c’est qu’elle doit avoir un rapport avec l’occulte. Elle a peut-être organisé une soirée Oui-Ja dans son dortoir ? Honnêtement, vu la paranoïa qui règne depuis quelques années, je ne doute pas qu’il s’agisse de quelque chose de ce genre. M’enfin, elle vaut quand même trente-mille dollars…

— C’est vrai. Mais tu ne t’en sortiras pas aussi facilement. Et si tu me parlais… de ta famille ? Tu t’entends bien avec tes parents ?

Je grimace intérieurement en m’entendant prononcer la question type. Bah, il faut bien commencer quelque part, non ? J’ai eu moins de mal avec mes quatre premiers « sujets ». Le tout premier était un féru de jeux vidéo : j’ai honte de l’admettre, mais on a discuté du dernier Quantic Dream pendant au moins la moitié de l’heure. Ensuite, il y a eu Natalie : une ado obsédée par la réussite, à qui j’ai failli prescrire du Xanax (il s’est avéré qu’elle en prenait déjà) ; Fred, qui m’a parlé de sa copine Tiffany pendant une bonne partie de la séance et enfin, Samuel, un vrai charmeur, qui a passé l’heure à glisser des sous-entendus dans notre conversation. Au moins, je ne me suis pas ennuyée.

Songeuse, Amy répond évasivement :

— Il y a des hauts et des bas. Comme tout le monde, j’imagine ! Mais je ne les ai pas vus depuis quelque temps. J’étais en voyage et… j’ai décidé de reprendre mes études.

Ah, enfin, elle mord à l’hameçon !

— Parle-moi de ce voyage.

— Je suis partie en Europe avec ma petite amie, m’apprend-elle avec un sourire appuyé.

Sa voix un peu rauque contraste avec son physique plutôt ordinaire ; elle possède le genre de timbre suave qui correspondrait parfaitement à une chanteuse de soul.

— Où êtes-vous allées ?

— On a fait plusieurs capitales… Londres, Paris, Madrid, Rome… Et on a fini par se poser en Suisse, plusieurs mois. Puis, on s’est séparées et je suis rentrée.

Marquant une pause pour incarner au mieux le rôle de la psy compréhensive, je poursuis en fronçant juste un peu les sourcils :

— Ça a été dur, pour toi ? Je veux dire, la séparation.

Elle secoue la tête.

— C’était mon initiative, donc… non. Ça faisait un moment que ça n’allait plus entre nous.

— Je vois. Est-ce que tes parents savent que tu…?

— Que je…? répète-t-elle en plissant le front.

— Que tu aimes les filles ?

Ne surtout pas faire de suppositions. Les étiquettes, c’est has been. Amy pouffe de rire.

— Vous… pensez que j’ai quitté le pays pour le leur cacher ?

C’est ça, fiche-toi de moi… petite maligne. Sans me départir de mon sérieux, je précise :

— Je ne pense rien, je pose des questions.

Elle lève les mains innocemment, un sourire toujours accroché aux lèvres.

— Si vous le dites… Mes parents le savent, oui.

— Et ils ont bien réagi ?

— Ils sont assez cool, acquiesce-t-elle.

Je prends une nouvelle gorgée de mon thé, tiède à présent.

— Bien.

— Et les vôtres ?

La surprise me fait presque avaler de travers, mais je pare le coup sans trop de dégâts. Il ne manquerait plus que je m’étouffe devant une étudiante… J’esquisse un sourire que je veux rassurant, pour ne pas perdre la face.

— Je sais que c’est un peu bizarre, les conversations à sens unique, mais je t’assure que c’est le protocole normal.

— Vous avez de la chance, s’amuse-t-elle. En règle générale, je n’accepte de répondre à autant de questions qu’après le deuxième verre.

Un rire m’échappe encore une fois. Cette gamine a du répondant… et je dois dire que ça me plaît assez. D’un air énigmatique, je rétorque :

— C’est un de mes « superpouvoirs ».

— J’ai hâte de découvrir les autres !

Ben voyons… Reprenant contenance, je m’éclaircis la gorge.

— Tu as parlé de reprendre tes études… est-ce qu’il y a une raison pour laquelle tu n’es pas entrée à la fac directement après le lycée ?

Il faut bien que je découvre pourquoi elle s’est retrouvée dans la ligne de mire de S et V


Amy

Mon sourire fane presque en entendant sa question. Surtout, ne pas perdre son sang-froid… Cet interrogatoire a beau me taper sur le système, il a au moins l’avantage d’être mené par un canon : autant profiter du voyage. Pourquoi je ne voulais pas aller à la fac ? Mais pour ne pas me faire enrôler dans un système qui nous oblige à aller contre mes principes ! Devenir un bon petit soldat ? Obéir aux ordres de nos dirigeants sans opposer de résistance ? Accepter un gouvernement qui nous rend malade pour s’en mettre plein les poches ? Non, merci !

Je m’adosse au canapé en réfléchissant. Sortons la réponse bateau !

— Je n’étais pas faite pour les études. D’ailleurs, je ne suis pas sûre que ça ait changé !

— Ah… Pourquoi ça ?

J’écarte les bras pour démontrer l’évidence.

— Rester assise toute la journée… Enchaîner les cours et les examens… C’est un peu rébarbatif. Mais sans diplôme, tous les patrons nous regardent de travers, alors… J’essaie de rectifier le tir.

Haha. J’aurais dû être actrice. Cela dit, m’inscrire à un club de théâtre maintenant serait sans doute pris pour un aveu, alors je vais m’abstenir…

— Ça ne peut pas faire de mal, en tout cas. Je suis sûre que tu y trouveras ton compte. Tu travaillais, pendant cette période ?

Pas faire de mal, hein ? Elle n’a pas rencontré ma coloc’ !

— J’ai fait un peu de ménage, du service à la personne… Ce qu’on voulait bien me donner. Ensuite, je suis partie. La suite, vous la connaissez.

Elle m’observe sans rien dire. Et ça dure, ça dure… Jusqu’à ce que je brise moi-même le silence.

— Ça y est, c’est à mon tour de poser des questions ?

— Toujours pas ! Désolée de te décevoir. (Prenant son carnet de notes sur le bureau, elle se met à griffonner des trucs.) C’est notre première séance ensemble, donc je veux juste… apprendre à te connaître.

Elles disent toutes ça ! J’incline la tête sur la droite, la jaugeant avec intérêt.

— Je ne suis pas encore partie et vous m’annoncez déjà que vous voulez me revoir, Madame Calloway ?

— Une fois par semaine, même jour, même heure. Toi aussi, tu as de la chance…

Ses lèvres affichent un sourire moqueur. Pourtant, j’ai du mal à y croire… Quelque chose me dit que ces séances ne l’enchantent pas beaucoup plus que moi. Mais ce n’est pas ce qui m’interpelle le plus. Je plisse les yeux avec suspicion.

— Si c’est uniquement pour juger de l’absence ou non de tendances suicidaires, c’est un rythme plutôt soutenu…

Elle répond sans se départir de son sérieux.

— Tu as entendu parler de la vague de suicides de 2027, je suppose ?

— Bien sûr. Et votre travail est tout à fait louable… Mais il serait plus efficace s’il se concentrait sur les personnes qui en ont besoin. (Je marque une pause.) Je vous parais perturbée ?

Si elle dit « oui »…

— Normalement, c’est une visite annuelle, ou mensuelle si l’étudiant en fait la demande. Cependant, par mesure de sécurité, quelques étudiants sont sélectionnés aléatoirement, chaque année, pour être suivis une fois par semaine. Ça n’a rien à voir avec le fait que tu sois perturbée ou non, je te rassure.

Encore une fois, j’ai l’impression que son discours a été appris par cœur. C’est creux, vide de sens… Et contrairement à ce qu’elle dit, ça ne me rassure pas du tout.

— Parfait ! Puisque c’est aléatoire, c’est ni de votre faute ni de la mienne. Vous n’avez qu’à céder ma place à quelqu’un d’autre, et à qui ce serait profitable.

— J’ai bien peur que ce soit impossible, tranche-t-elle. Ça ne dépend pas de moi, Madame Wardwell.

Ouch. Changement de ton radical : on dirait que j’ai touché un point sensible… Je fais une petite grimace, m’étire, puis croise les bras en soupirant.

— Très bien. Et donc, quel est le programme ? J’imagine qu’on ne va pas passer un an à parler de mon ex et de mes parents.

Même si je sais que c’est exactement ce qui vous intéresse.

— Tu as tout intérêt à utiliser ces séances à ton avantage… C’est vrai, tu sais combien coûte une thérapie, dans ce pays ? Peu de gens ont accès à ce genre d’aide. Gratuitement, qui plus est. Alors, même si tu n’en vois pas l’intérêt, ça ne peut pas faire de mal de parler à quelqu’un qui ne te jugera pas.

Elle paraît satisfaite de sa démonstration ; je dois dire qu’elle ne manque pas d’arguments. M’enfin, dites à n’importe qui qu’il a droit à une thérapie gratuite, il commencera à se poser des questions sur sa propre santé mentale et sur vos réelles motivations… Dans un monde où on n’a rien sans rien, je doute qu’une université, aussi généreuse soit-elle, dépense une somme pareille pour les moutons qui lui servent d’étudiants. Mais ça ne me pose aucun souci… J’adore faire perdre du temps aux gens.

— En gros… vous proposez de m’aider à régler mes problèmes ?

Elle hoche la tête, sûrement soulagée que je daigne enfin me prêter au jeu.

— C’est cela.

Haha. Génial. Je m’éclaircis la voix avant d’expliquer la situation :

— J’ai été installée dans le dortoir des étudiants en médecine, situé à l’opposé du bâtiment de mon cursus. Le type qui m’a accueillie ce matin n’a rien pu faire, mais puisque vous êtes prête à voler à mon secours…

Je laisse ma phrase en suspens. Vous pensez que je dois lui faire les yeux doux ?


Jade

Amy me supplie presque du regard. Pauvre chat.

— Et tu ne supportes pas de marcher un peu pour te rendre en cours ?

Une note narquoise s’est glissée dans mes paroles. C’est vrai, c’est bon pour la santé !

— Un peu ?! Vous avez déjà fait le tour du campus ? C’est une ville dans la ville !

Son air scandalisé me fait sourire. Je tergiverse quelques secondes, puis opine du chef.

— Je vais voir ce que je peux faire… À qui t’es-tu adressée, ce matin ?

— M. Daniels. Cheveux blancs, lunettes… Pas très arrangeant.

Le nom rejoint ma feuille, puis je relève les pupilles vers ma patiente.

— Je ne te promets rien…

— Même pas d’essayer ?

La voilà qui me sert de nouveau son petit sourire charmeur. Décidément ! Quand Amy veut quelque chose, je suis presque sûre qu’elle a l’habitude de l’obtenir. C’est bien, elle me ressemble. Ce qui veut dire que je ne devrais pas avoir trop de mal à comprendre comment elle fonctionne.

— Je te promets d’essayer.

Elle a dit qu’ils l’avaient placée dans le dortoir des étudiants en médecine ; connaissant l’organisation qui m’a embauchée, je doute que ce soit un hasard, et je doute encore plus pouvoir y faire quelque chose. M’enfin, si ça peut m’aider à obtenir sa confiance… je n’ai rien à perdre et tout à gagner. En parlant de confiance, il faut que je booste la mienne, parce que pour l’instant… Ce n’est pas encore dans la poche. Si elle est aussi réticente à l’idée de voir une « conseillère », je n’arriverai à rien. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Il est possible que je m’y prenne de la mauvaise manière. Mon numéro de psy sérieuse ne m’a pas obtenu beaucoup de résultats, et un rapide coup d’œil à ma montre me révèle que ça fait déjà trente-cinq minutes qu’on discute. Que le temps passe vite ! Changeons de tactique. Peut-être qu’elle sera plus encline à me faire des confidences si je la prends par les sentiments ?

— Je suis curieuse de voir tes dessins. Tu serais d’accord pour m’en montrer ? (Je lève les mains en signe d’innocence.) Non, ce n’est pas pour te faire le test de Rorschach… c’est juré.

Je ponctue ma seconde promesse d’un clin d’œil.

— Haha, dit-elle en battant des cils, visiblement un peu perdue. Je n’ai aucune idée de qui est ce Ro… bref.

Elle fouille dans son sac pour en sortir sa tablette, puis me la tend quelques instants plus tard. Mes prunelles se posent alors sur… le portrait d’un homme, dont la tête est tournée sur le côté. Les cheveux mi-longs, légèrement barbu, on dirait un dieu grec.

— Très réussi. Qui est-ce ?

— Un personnage de fiction. Je lis pas mal de bouquins.

Je m’approche un peu.

— Ah oui ? Quel genre ?

— Romans, surtout. J’aime bien les historiques.

Enfin… on avance. Doucement, mais on avance. Amy se déplace sur le sofa afin de pouvoir s’appuyer sur la table tandis qu’elle fait défiler ses autres œuvres sur l’écran.

— Celui-ci, c’était une fille, dans un café.

Le dessin la représente à table, le nez fourré dans un livre et une tasse dans la main droite.

— Elle savait que tu étais en train de la dessiner ?

Elle ricane.

— Non. (Elle me jette une œillade rapide.) En général, les gens sont trop dans leur monde, pour ça.

Les personnages au crayon continuent de défiler et je réalise… qu’il n’y a que ça.

— Tu ne fais que des portraits ?

— C’est ce que je préfère, en tout cas. (Une lueur amusée danse dans ses yeux.) Pourquoi je vous montrerais ce dont je suis moins fière ? J’ai ma dignité…

— Hey, j’ai dit que je ne jugerais pas…

Elle secoue la tête sans cesser de sourire.

— Je n’ai que les derniers, là-dessus.

Comme elle éteint la tablette, je reprends ma position initiale sur le fauteuil.

— Tu es douée.

Même si je suis moi-même très douée pour mentir, le compliment est sincère.

— Merci, rétorque-t-elle en joignant les mains en signe de prière.

— Quelles sont tes ambitions professionnelles ?

— Pour l’instant, je n’ai pas de préférence entre les différentes branches que mon cursus propose.

Je hoche doucement la tête.

— Tu as le temps de te décider… La fac, c’est fait pour explorer, essayer des choses et voir ce qui nous plaît ou non.

— Et je compte bien faire tout ça… approuve-t-elle en me détaillant.

Je suis pleinement consciente qu’elle flirte avec moi. Est-ce que je devrais y mettre un terme sans plus attendre ? Sans doute. Est-ce que je vais le faire ? Bien sûr que non. Il faut s’adapter à son public, après tout. C’est une des premières choses que Damon m’a apprises. S’intéresser aux gens, leur donner l’impression qu’on est pareil, qu’on fait partie de leur monde… Ça m’a toujours réussi, jusque-là. Et si c’est ainsi que j’obtiendrai les informations que je convoite de la part d’Amy Wardwell, alors soit ! Du moment que ça reste innocent, évidemment.

— Très bien. Je pense que ça suffit pour aujourd’hui. Te voilà libérée !

Elle acquiesce en rangeant sa tablette, puis ramasse son sac avant de se lever.

— Alors… À la semaine prochaine.

Je l’imite et lui ouvre la porte.

— Passe une bonne journée, Amy.

— Vous aussi… Et n’oubliez pas votre promesse.

Peu de chance que ça arrive !


Amy

Quittant le bureau de Mme Calloway, j’oscille entre trois états d’esprit. D’abord, je suis blasée. Il faut vraiment ne pas avoir de bol pour faire partie des étudiants sélectionnés pour ce « programme bienveillant ». Ce qui conduit automatiquement à mon deuxième sentiment : la méfiance. Il est très étrange que ça tombe sur moi, et je suis bien placée pour savoir que le hasard n’existe pas. Pourtant, ma conseillère ne me paraît pas trop du genre… extrémiste, si j’ose dire. Et si elle n’a pas appuyé sur certains sujets, ça ne peut signifier que deux choses : soit elle ne sait rien, soit elle est bien trop futée pour ma sécurité. Enfin, dernier point non négligeable : elle est aussi beaucoup trop sexy pour que ça me déplaise de la revoir…


Premier cours d’art, premier test de nos aptitudes. Au programme ? Reproduire une ou plusieurs illustrations proposées, mais avec notre propre style. L’heure passe assez vite. J’essaie d’ignorer le fait que les autres étudiants aient tous l’air de sortir du berceau, y compris le mec qui me reluque depuis le début de la séance. À la fin du cours, nos croquis sont envoyés directement sur le serveur pour être appréciés et sûrement jugés par M. Horne, qui est l’archétype du professeur d’art : la quarantaine, visage anguleux, brun, barbu, look de hipster. Il paraît un peu perché, mais ça me plaît. On peut dire que cette journée est assez cool, finalement… Ce qui ne m’empêche pas d’être crevée ! Je range mes affaires en quatrième vitesse, priant pour que personne ne m’adresse la parole. Je ne suis pas d’humeur à socialiser, là.

— Salut.

Eh merde. Je relève la tête, croisant le regard du blondinet qui, apparemment, sait mater et parler.

— Salut.

— Je m’appelle Emric. Tu viens à la soirée d’intégration ?

Hein ? Ma surprise doit se lire sur mes traits, parce que ça le fait sourire.

— Une soirée d… Nan, nan, très peu pour moi.

— T’es sûre ? Y aura une bonne partie de la promo !

Rhaaa, Amy ! T’es censée paraître normale… Ouais. Ce qui veut dire : faire comme tout le monde, et quoi de plus naturel que de se prendre une cuite le premier jour de cours, mh ? Même si ce n’est pas mon délire, je devrais faire un effort… Hissant l’anse de mon sac sur mon épaule, je capitule et croise les bras.

— C’est où, et quand ?

Il me donne l’adresse d’un bar, tout près du campus. Je la note sur mon téléphone.

— … Et on se retrouve vers 20h.

— Ok, je vais y réfléchir.

Je m’apprête à lui tourner le dos quand il ajoute :

— Tu ne m’as pas dit ton nom !

L’air tout à fait sérieux, je fronce les sourcils.

— Je sais.

Il semble déçu, le pauvre. Cette fois, je m’éclipse sans tarder ; hors de question que je me laisse encore amadouer par ses minauderies.


Sortant du bâtiment, je lève le nez vers le ciel gris. J’avais presque oublié la sensation de l’air frais sur ma peau… Si j’exagère ? Peut-être un peu. Je descends les marches pour rejoindre l’allée centrale qui mène à tous les secteurs, y compris celui de mon dortoir, au fin fond du campus. Je me demande si la situation va se débloquer, maintenant que j’en ai parlé à Mme Calloway. Ça y est, je recommence à penser à elle ! Je chasse cette – divine – vision de mon esprit pour me concentrer sur le plan. Quel plan ? Justement. Celui que je dois élaborer. Je n’ai aucune idée de la prochaine étape. Pourtant, il va bien falloir que je me projette un minimum… Enfin, dès que j’aurai quelque chose dans l’estomac. Avant ça, inutile d’essayer de réfléchir.

Je dégaine mon badge pour passer les différentes portes, y compris celle de ma chambre… Sauf qu’au moment où j’en franchis le seuil, ma colocataire, assise sur son lit, a un brusque mouvement de recul et dissimule je ne sais quoi dans son dos.

— Bordel ! Tu pourrais frapper !!

Ah oui ? Pourquoi ça ? Elle n’est pas à poil, à ce que je vois… La fixant, je referme doucement derrière moi, de plus en plus intriguée.

— Qu’est-ce que tu caches ?

— Rien du tout.

Haha. C’est trop marrant. Je lâche mon sac sur ma couette sans la quitter du regard.

— Allons, Isa, on est entre nous…

Isadora.

— Oui, si tu veux.

Sans me démonter, j’élude d’un geste vague puis, le sourire aux lèvres, je m’approche d’elle à mesure qu’elle s’éloigne de moi, jusqu’à toucher le mur.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Moi ? Je veux juste savoir avec qui je partage ma chambre. Alors ? Tu lis un roman érotique ? J’vais pas me moquer, tu sais…

Sûrement pour que je la ferme, elle me colle sous le nez sa fameuse lecture… et mon cœur rate un battement. Lithothérapie : une méthode de guérison alternative. Je repose mon attention sur elle, sidérée.

— Pourquoi tu lis ça ?

— Je suis ici pour m’instruire, j’te rappelle.

Ne prenant pas la peine de lui en demander la permission, j’attrape le bouquin et m’assieds sur son lit.

— Ok, mais ça, ce n’est pas de la médecine…

— … Mon but, c’est de soigner les gens. Quelle que soit la méthode. (Elle m’arrache le livre des mains et me scrute.) Tu te sens bien ?

Je découvre que ma binôme de chambre n’est pas un cas désespéré, mais qu’elle risque gros en se pointant avec ça dans un lieu aussi surveillé que la Maison Blanche… Si je me sens bien ? Non. Et ça ne va pas aller en s’arrangeant.

— Isa, tu…

Isadora !

Comme si c’était grave !

— Tu l’as acheté, ce livre ?

— Bien sûr ! Pour qui tu me prends ?!

Pfiou… Si elle l’avait pris à la bibliothèque universitaire, ç’aurait été encore pire !

— Écoute-moi… Il faut que tu t’en débarrasses.

Contre toute attente, elle éclate de rire. Ouais… Vraiment jolie. Mais j’suis pas d’humeur, là. J’attends qu’elle se calme avant de poursuivre :

— Je sais qu’on ne se connaît pas… Mais tu dois me faire confiance. C’est vraiment très important.

Elle perd son sourire devant mon sérieux. Ses pupilles fouillent les miennes, certainement à la recherche d’une lueur de malice… Seulement, il n’y a rien d’autre à y trouver que de l’inquiétude.


Jade

Les autres conseillers et moi avons passé la soirée à faire connaissance. On est sorti en ville et il a bien fallu plusieurs verres avant qu’on ne commence à aborder les sujets intéressants. In vino veritas. Je ne supporte pas de parler de la pluie et du beau temps. Ce qui m’intéresse, c’est le vrai, le vécu, le ressenti. Et j’en ai appris de belles sur mes colocataires ! Mais j’ai promis de ne rien répéter… Otis et Felipe se connaissent de la fac de médecine qu’ils fréquentaient et ont rejoint le mouvement S et V en même temps. L’un est grand et impressionnant, originaire du Sénégal et en perpétuel état d’hilarité. L’autre est plus petit, espagnol et adepte de musculation. Ensemble, on dirait un peu Laurel et Hardy, version beaux gosses. J’ai beaucoup discuté avec Samira, une Afro-Américaine aux cheveux rasés et au sourire aussi large que celui du chat de Cheshire. Je sens qu’on va bien s’entendre. Quant à Grace, la plus âgée d’entre nous… je dois admettre qu’elle m’intimide un peu, avec son regard perçant et vert comme celui d’un léopard. Même si elle rigolait avec les autres, elle est restée assez froide envers moi. Et je dois admettre que ça me dérange, moi qui ai l’habitude de percer les carapaces les plus étanches. Enfin, je viens à peine d’arriver. J’ai plus d’un tour dans mon sac ! On a brièvement discuté de notre boulot à la fac, même si en théorie, on n’est pas censé divulguer quoi que ce soit sur nos patients : secret professionnel oblige…

Nous venons de rentrer à l’appartement et, maintenant qu’on se trouve en territoire protégé, le sujet S et V tombe enfin sur le tapis.

— Vous pensez qu’on est combien de Surveillants, en tout ? demande Samira, affalée sur le grand canapé.

— Quoi, intervient Felipe, dans le pays ou à la fac ?

— À la fac, précise-t-elle.

— Probablement plus d’une cinquantaine, rétorque Grace, appuyée contre le bar. Il y a huit-mille étudiants, à UNO[1].

— Pfiouuu… souffle Otis en se passant une main dans les cheveux.

— Et dans le pays ? je demande, les pieds posés sur la table basse.

Assis en face de Samira et moi, Felipe hausse les épaules.

— Les chiffres augmentent de jour en jour… Scientia et Veritas est une mine d’or pour ceux qui veulent se faire de l’argent facilement.

Oui, enfin, « facilement »… La récompense ne s’obtient que si les informations sont correctes et vérifiables, et nous n’avons que deux mois pour faire nos preuves. Toute erreur résulterait en une rupture de contrat et une obligation de remboursement des frais encourus – un moyen pour eux de s’assurer que leurs recrues ne brûlent pas les étapes. En attendant, nos besoins primaires (loyer, nourriture, argent de poche) sont couverts par l’organisation, mais nous ne gagnons aucun salaire. Nous avons signé un accord de confidentialité et sommes tenus de ne révéler aucune information au grand public concernant le groupe, sous peine de poursuites judiciaires. Et si S et V peuvent lâcher des milliers à chaque Surveillant qui leur rapporte des informations essentielles et incriminantes sur leurs suspects, je suis certaine qu’ils peuvent aussi se payer les meilleurs avocats au monde.

— Vous avez combien de suspects, dans votre liste d’étudiants ?

— Deux ou trois… évoque Felipe d’un air énigmatique.

— Pareil.

Grace se contente de hausser les sourcils, et une ampoule s’allume dans ma tête. Mes colocataires ne sont pas que mes colocataires, mais également des rivaux… et il risque fort d’y avoir de la jalousie si on commence à parler du nombre de « chances » que chacun a de remporter le jackpot. Hmm. Bien. Un peu de compétition n’a jamais fait de mal à personne.


Le lendemain 16h40

J’ai passé la journée à rencontrer de nouveaux élèves ; je commence à prendre le pli ! C’est un peu bizarre, d’écouter parler des ados du matin au soir. J’ai l’impression de revivre mes années fac. La peur de ne pas s’intégrer, d’être un « loser »… de foirer ses exams. Ouais, je suis contente d’avoir oublié tout ça. Même si, moi aussi, j’ai peur de foirer mon « exam ». Et de passer à côté de dix-mille dollars, ou trente-mille, si je m’en sors vraiment bien. Justement, pour commencer sur des chapeaux de roue, j’ai l’intention d’entrer dans les bonnes grâces de Miss Wardwell. C’est donc pour ça que j’ai pris rendez-vous avec le fameux M. Daniels, qui doit me recevoir d’ici quelques minutes dans son bureau. Après avoir traversé le hall pour rejoindre l’administration, je toque doucement à sa porte.

— Entrez.

Je pousse le battant et découvre un bureau similaire au mien. Daniels est en train de tapoter sur son clavier.

— Merci d’avoir accepté de me recevoir.

Il remonte ses lunettes et désigne la chaise en face de lui.

— Que puis-je faire pour vous ?

— Je me suis entretenue avec Amy Wardwell, une étudiante en infographie, j’explique en m’installant. Elle a mentionné le fait qu’on l’ait assignée à un dortoir qui se situe à l’opposé du bâtiment où sont dispensés tous ses cours…

Il s’adosse à son fauteuil et m’observe plusieurs secondes.

— Oui, c’est moi-même qui l’ai conduite à sa chambre, hier.

Joignant les mains sur son bureau, je m’éclaircis la gorge et emploie un ton convaincant :

— Voyez-vous, ça semble vraiment l’embêter… et je crains que ça n’influe sur son bien-être général. Si Amy n’est pas dans le même dortoir que les autres étudiants de son cursus, elle risque de ne pas réussir à s’intégrer comme il se doit. Et nous savons tous à quel genre de problèmes cela peut mener. Perte de motivation, solitude, abandon d’études précoce…

— Je comprends parfaitement. Le souci étant qu’en raison d’une regrettable erreur administrative, nous avons accepté trop d’élèves logeant en résidence au sein de son cursus. Mme Wardwell a été mise à l’écart, mais pas davantage que si elle vivait ailleurs que sur le campus.

Je fronce les sourcils.

— Qu’entendez-vous par-là ?

— Eh bien, une majorité d’étudiants vivent en appartement, en ville.

Hm, oui. Certes.

— S’il n’y a vraiment plus de place dans le dortoir désiré… est-ce qu’il y en aurait un autre un peu plus proche de son bâtiment ?

— Je crains que non. Mme Wardwell est arrivée seulement hier ; les chambres avaient déjà toutes été attribuées… Les places sont très convoitées, vous savez.

Je réprime un soupir et m’appuie au dossier de ma chaise, les rouages dans ma tête tournant à plein pot. Il faut que je trouve un moyen de faire pencher la balance… Je ne peux pas me passer d’un raccourci me permettant de gagner la confiance d’Amy ; hors de question de laisser une telle occasion me filer entre les doigts ! Me redressant un peu, je reprends d’une voix un peu plus ferme :

— M. Daniels… Au cours de notre première séance, j’ai pu constater qu’Amy était d’une sensibilité déconcertante. Les personnes hautement sensibles peuvent être plus vulnérables que les personnes dites « normales » – il suffit de se référer au travail d’Elaine Aron pour trouver d’innombrables exemples. Ce genre de situation risque réellement d’impacter cette jeune fille plus que nécessaire… Et vous ne voudriez pas être à l’origine de son échec scolaire, ou pire… n’est-ce pas ? Je note tout dans mes dossiers. Il serait fâcheux d’y retrouver la trace de ce malheureux détail qui aura enclenché toute une avalanche de conséquences fâcheuses.

Je sais, j’en fais des caisses… Prochaine étape, les supplications ? Il me scrute un long (très long) moment par-dessus ses verres de lunettes, avant de se remettre à tapoter sur son clavier. Ok… ça veut dire qu’il me congédie, ou…?

— Voyez-vous ça… Une étudiante a déserté le campus hier soir. (Il me toise d’un regard perçant.) Elle n’avait pas la chance de vous avoir comme ange gardien.

Cette annonce me fait l’effet d’une bouffée d’air frais et je manque de sauter de joie, de le tirer par les épaules et de lui coller un bisou sur le crâne… mais je me retiens, bien évidemment. On ne voudrait pas qu’il envoie la psy en thérapie, hem.

— En voilà, une bonne nouvelle ! je m’exclame, un large sourire aux lèvres. Je suis certaine qu’Amy sera ravie. Merci infiniment, M. Daniels. Dois-je l’en informer moi-même ?

Il jette un nouveau coup d’œil vers son écran, puis répond :

— Si j’en crois son emploi du temps, elle se trouve dans le B24, en salle d’informatique I13. (Il retire ses lunettes.) Je ne vous priverai pas de cet honneur.

D’accord, autrement dit, il a autre chose à foutre. Très bien ! Ça me fera gagner encore plus de points auprès de ma patiente. Après avoir remercié Daniels une dernière fois, je quitte son bureau et me plante devant un écran GPS du couloir pour trouver mon chemin jusqu’au bâtiment 24. Amy avait raison… c’est une sacrée trotte pour se rendre à l’autre bout du campus ! J’ai choisi le mauvais jour pour mettre des talons, moi…


Amy

J’ai bien fait de reprendre les études.

Oui, c’est ironique.

En réalité, ce n’est que mon deuxième jour, et je suis déjà submergée par les cours, les dossiers à rendre, et cette méfiance dont je dois faire preuve en permanence. J’essaie de me concentrer sur ce que racontent les profs et de garder mes tergiversations pour la fin de la journée, mais c’est plus facile à dire qu’à faire… Surtout pendant les pauses. Au moins, Emric est venu me parler pendant celle de ce matin. Alors, certes, j’ai dû inventer une excuse bidon pour justifier mon absence à la fameuse soirée d’intégration, mais ça m’a occupé l’esprit pendant cinq bonnes minutes !

Et il faut dire que j’avais carrément plus important à faire, hier soir. Une mission de sauvetage, excusez-moi du peu ! J’ai essayé de convaincre ma colocataire de revendre ce livre à n’importe qui, voire de l’abandonner en ville s’il le fallait… Elle m’a prise pour une tarée. Encore plus quand j’ai dit un peu trop sérieusement : « Crame-le si tu veux, mais ne le garde pas ! »… J’ai peut-être été un peu brusque. M’enfin, c’est une question de vie ou de mort. J’en fais trop ? Je ne pense pas. Bref, comme elle ne m’a pas écoutée, j’ai décidé de rester avec elle pour être sûre qu’elle n’aille pas se balader sur le campus avec cette pièce à conviction. Et à mon grand soulagement, elle l’a laissé dans la chambre, ce matin, en allant en cours. Donc, bien entendu, je l’ai pris et fourré dans mon sac.

La panique nous oblige à faire des choses étonnantes.

Actuellement, je ne me sens pas plus innocente que si je me trimbalais avec une arme. Mais ça va, je gère. Im-pec-cable. En même temps, le risque de me faire fouiller est infinitésimal. Celui de me faire buter par ma coloc’, en revanche…

— Vous pouvez y aller, décrète la prof. À demain !

Oups. Ça fait combien de temps que je suis dans la lune, au juste ?… Aucune importance. Ma tablette rejoint le Livre du Mal, et je m’éclipse illico. Quittant la salle, je commence à marcher en direction de la sortie quand je vois une silhouette familière me faire signe. Blouse bordeaux, longue jupe noire et escarpins assortis… Ouaip. C’est bien ma conseillère sexy qui m’interpelle.

— Amy ! Je peux te parler une minute ?

Même plus, si vous voulez ! Je m’approche en croisant les bras, intriguée.

— Oui.

— Je viens de parler avec M. Daniels…

L’air malicieux, elle marque une pause théâtrale, me faisant sourire. Je suis tellement sous le charme que je me fais pitié !

— Je vous écoute.

— Crois-le ou non, une étudiante installée dans le dortoir où tu voulais aller vient de partir. Ce qui veut dire que sa place est libre… si tu veux toujours déménager.

Sa déclaration me fige sur place. Sérieusement ? Un abandon le jour de la rentrée ? Ils veulent faire avaler ça à qui ?! Je tâche de paraître plus surprise qu’angoissée, ce qui s’avère difficile. Quant à savoir si je veux toujours changer de bâtiment… Attendez une minute. C’est quoi ÇA ? Et par « ÇA » je veux dire « cet anneau en or à son annulaire gauche » ! Comment j’ai pu passer à côté ?! Il y a plus grave… Ttt. Un problème à la fois, je vous prie. Je feins l’enthousiasme.

— C’est génial ! Vraiment génial…

— Garde un œil sur tes emails pour savoir comment finaliser le changement.

Son sourire éclatant me ramène sur Terre. Peut-être qu’elle veut réellement m’aider, finalement… Je remonte l’anse de mon sac sur mon épaule.

— Merci, Madame Calloway. J’apprécie, même si je me demande comment vous avez pu le convaincre !

— Il semblerait que tu m’aies sous-estimée… À lundi prochain, Amy.

M’adressant un clin d’œil, elle tourne les talons et s’éloigne de moi. J’aimerais pouvoir trouver de quoi la retenir, mais à la réflexion, je préfère en rester là. Pour la mater, oui, parfaitement. Une alliance… Je ne peux pas y croire. Je dois vraiment avoir une dette karmique de compétition.


Je rejoins mon dortoir pour y chercher mes affaires – rappelez-vous, je déménage. Pour simplifier les choses, je compte refaire ma valise, et…

— Qu’est-ce que tu en as fait ?!

Je sursaute alors qu’Isadora débarque comme une furie pour me gueuler dessus. Et qu’est-ce qu’elle fiche, elle ? Je l’attrape par la manche et l’incite à me suivre dans notre… enfin, dans sa chambre. Hors de question d’avoir cette conversation dans un couloir filmé ! Une fois à l’abri des oreilles indiscrètes, je ferme la porte derrière nous et lui fais face en plongeant la main dans mon sac.

— Tu as raison. Je te l’ai pris.

Je lui rends son précieux ouvrage avant de commencer à remballer mes fringues.

— Pourquoi ?!

— PARCE QUE… (Je marque une pause et me retourne pour l’affronter.) … Parce que ça peut t’attirer des ennuis. De très gros ennuis.

Elle se dresse fièrement devant moi, le regard provocateur à travers ses lunettes du siècle dernier.

— T’es paranoïaque, en fait.

Je m’approche, envahissant largement son espace personnel… et contrairement à hier, elle ne se démonte pas. Armée de mon sourire le plus ironique, je tranche :

— Tu veux que j’te dise ? Ça se peut. Mais tu préfères quoi : croire que je suis dingue, ou admettre que j’ai sûrement mes raisons ?

Je hausse les sourcils, attendant sa réponse avec impatience. Elle fouille dans mon regard, mais… Rien. Elle reste muette, ce qui me déçoit un chouia. Je m’écarte de nouveau et me remets à mon rangement.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Ils m’ont trouvé une chambre dans le bâtiment des graphistes. Tu vas avoir la paix, finalement !

Puisque je lui tourne le dos, je ne vois pas sa réaction, mais je ne doute pas qu’elle soit soulagée. Espérons seulement qu’elle n’en profite pas pour se faire une bibliothèque de médecines alternatives, sinon, l’agent d’entretien risque d’avoir un choc.

Après avoir fini mon empaquetage, je pose une main sur la poignée et jette enfin un œil à ce qu’Isadora… Oh. Assise en tailleur sur son lit, elle m’observe en silence.

— Bon, ben, je te laisse.

Elle se relève, les bras croisés.

— Quel genre d’ennuis ?

Eh merde. Passant une main dans ma nuque, je pousse un profond soupir.

— C’est plus prudent de ne rien te dire.

Pince-sans-rire, elle ricane.

— Si tu ne me donnes aucune raison de te croire…

N’achevant pas sa phrase, Isadora hausse les épaules. C’est vrai, je ne suis pas très convaincante. Bordel… Ce serait bien plus simple si j’avais gardé à l’esprit l’image de la toubib sans cervelle ! Sans réfléchir, je lâche ma valise, franchis la distance qui nous sépare, et la prends dans mes bras. Étrangement, elle se laisse faire, et se contente de me fixer avec intensité lorsque je m’écarte. Elle semble figée sur place, ce qui m’arrange pas mal. Reprenant mes distances, j’attrape mes affaires et, juste avant de sortir, je conclus avec sincérité :

— Fais attention à toi.

[1] Université de la Nouvelle-Orléans.


 

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