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Oiseaux de Paradis - Extrait



Chapitre 1


Le brouhaha du Black Cat Bar assaille nos tympans dès que Nora en pousse la porte ; on dirait bien que l’ambiance a décollé sans nous. Je la suis en direction du comptoir, et pose mon regard un peu partout pour éviter de réfléchir ; la décoration est assez bizarre, un peu comme si elle avait été faite par plusieurs personnes qui ne se seraient pas concertées… Question de goût, j’imagine. Te plains pas, Meg, ça pourrait être pire. C’est vrai, au moins, on n’est pas enfermées dans son appartement ! Ça y est, je me remets à cogiter. M’infligeant une claque mentale, je grimpe sur un tabouret vintage, à gauche de celui de ma meilleure amie. Puisque le barman est occupé avec un autre client, j’observe distraitement les bouteilles et autres luminaires derrière lui en attendant de pouvoir commander.

— Ça va, Meg ?

Je repose mon attention sur Nora et lui souris en hochant la tête.

— Tu viens souvent ici ?

Elle hésite une seconde.

— Régulièrement, disons.

— Ça a l’air… plutôt cool.

À ses yeux braqués sur moi, je devine sa suspicion. C’est qu’elle me connaît bien… Peut-être plus qu’elle ne le devrait. Avant que je ne puisse feindre un « Quoi ?! » totalement innocent, le barman se décide à me sauver la mise :

— Salut, Nora. Que puis-je pour vous, mesdames ?

Régulièrement, hein ? Assez pour que Monsieur Tatouages connaisse son prénom, en tout cas ! S’appuyant sur le bar, elle réfléchit un instant alors qu’il a quasiment le nez dans son décolleté.

— Deux cocktails pas trop corsés pour commencer, merci.

Je tique. Il s’affaire immédiatement tandis que je la fixe, un sourcil haussé.

— Pour commencer…?

— Il est encore tôt, sourit-elle.

— Nora !

Je me retourne en même temps que l’intéressée pour découvrir l’origine de cette voix masculine. C’est effectivement un autre mâle qui vient à notre rencontre ; le style branché, beau gosse qui le sait et en joue. Le genre que toutes les filles adorent, ou presque. La chemise légèrement ouverte est de trop d’après moi…

— Salut, Brody ! Ça va ?

Il me détaille un instant avant de lui accorder de nouveau son attention.

— Très bien, et toi ? T’as une nouvelle amie ?

Je me demande quel est le véritable sens de sa question. Son regard me transperce, un petit sourire étire le coin de ses lèvres. Oui, très séduisant. Nora me sort de ma rêverie :

— Une très vieille amie, en fait. Meg, je te présente Brody. Brody, Meghan.

— Ravi de faire ta connaissance, affirme-t-il.

Son expression en dit assez long pour que…

— Je n’en doute pas.

Je me pare d’un sourire forcé, déclenchant l’hilarité de Nora.

— Détends-toi, chérie, il n’a pas l’intention de te draguer.

— Ah bon ? s’étonne-t-il. Pourquoi, c’est ta copine ?

Elle hausse les épaules et répond comme si je n’étais pas à côté :

— Non. Cependant, si tu tiens à la vie, je te conseille de ne pas lui faire ton baratin habituel.

Sans prêter plus d’attention à ses mises en garde, il s’adresse à moi, ironisant :

— Quoi ? T’es allergique aux mecs ?

— Seulement aux imbéciles.

Brody ricane, et comme le barman revient vers nous, j’en profite pour me détourner avant qu’il ne renchérisse. Un cocktail rose est déposé devant Nora, un bleu devant moi, et aucune de nous ne rechigne à attraper son verre.

— À ta visite ! déclare triomphalement mon amie. Puisse-t-elle durer encore plusieurs siècles !

Je me moque gentiment, puis réponds à son toast avec un simple :

— À nous !

On goûte nos philtres d’amour pendant que son pote passe commande, juste derrière moi. Ce n’est pas mauvais du tout… mais je n’ose pas demander ce que c’est. Moins timide, Nora engage une conversation « recette » avec le barman, ce qui donne visiblement des idées à Brody…

— De passage, alors ? lance-t-il par-dessus mon épaule.

Je pivote lentement afin de lui faire face, sans satisfaire sa curiosité pour autant. À la place, je me contente d’observer les traits presque enfantins de son visage, en opposition totale avec sa mâchoire carrée et sa petite barbe parfaitement taillée. On se jauge de longues secondes avant qu’il ne craque :

— T’es hyper bavarde, raille-t-il, c’en est agaçant !

J’esquisse un sourire.

— Oui, je suis de passage. Et Nora a raison, je ne suis pas intéressée.

Son air étonné me fait froncer les sourcils.

— Quoi ?

— C’est bizarre, parce que t’es pas lesbienne.

Eh bien, si ça, ce n’est pas original… Je secoue la tête en soupirant.

— Qu’est-ce que tu en sais, au juste ?

Il me reluque encore de la tête aux pieds, comme si je passais une sorte d’examen au rayon X. Je me félicite de ne pas avoir mis la robe ultra-transparente qui était le choix numéro un de Nora.

— Ça se voit, lâche-t-il comme une évidence. Je lis en toi comme dans un livre ouvert !

Partagée entre l’irritation et l’amusement, je prends une nouvelle gorgée de potion magique, et il m’imite avec sa bière. C’est vraiment une technique d’approche minable.

— Admettons que ta supposition soit juste. En quoi est-ce que c’est « bizarre » qu’une hétéro ne veuille pas de toi ?

Il fait un geste vague qui le désigne tout entier.

— Tu ne m’as pas bien vu ?

Je lève les yeux au ciel, ce qui le fait ricaner bêtement.

— Moi, je dis ça pour toi… Je serai probablement le seul mec à t’aborder ce soir.

Wow, en voilà un qui sait parler aux femmes ! Tout à fait ce qu’on rêve d’entendre : qu’en nous draguant, ils jouent les bons samaritains.

— Sympa…

— Quoi ? s’enquiert-il. Elle ne t’a rien dit ?

— La ferme, Brody.

Me retournant vers ma meilleure amie, je croise les éclairs dans ses yeux. Habituellement marron, ils sont légèrement plus sombres dans cette lumière… ou quand elle est furax. J’attends patiemment qu’elle s’explique, et après un soupir, elle finit par avouer :

— J’ai pensé qu’aller dans un bar majoritairement fréquenté par des gays ne te poserait pas de problème…

Puis, elle descend le reste de son cocktail. Ok, « le seul à m’aborder ce soir »… Je comprends mieux, maintenant. Bon, je dois admettre qu’elle n’a pas eu tort ; croiser des mecs en manque est la dernière chose dont j’ai besoin. Mais dans ce cas, une question me brûle les lèvres :

— Pourquoi il n’est pas gay, lui ?

Je sais que je l’ai dit assez fort pour que Brody entende. Tant mieux. Nora grimace :

— Parce que tu n’as vraiment pas de bol, chérie.

On échange un sourire complice. Le sujet de ma malchance vient se poster à côté de nous, les bras croisés, et visiblement dans une intense réflexion.

— Je ne saisis toujours pas pourquoi ça t’embête que je te drague, puisque t’es hétéro !

À mon tour de soupirer.

— Il est toujours comme ça ?

— Au début, oui, concède mon amie. Au bout d’un moment, il se calme.

Ignorant nos mises en garde, il tente :

— Première hypothèse : t’as été trompée par ton ex qui est un sale enfoiré de bas étage !

Je finis ma commande cul sec, puis repose mon verre sur le bar et mon regard sur le Don Juan.

— Ça ne m’étonne pas que tu sois célibataire, sans vouloir te vexer.

Il sourit et s’approche un peu plus de moi.

— On oublie donc la tromperie…

Apparemment, ce petit jeu l’amuse beaucoup. Je ne peux pas en dire autant de moi ! Ironique, je demande à mon tour :

— Tu fais des études de psy ?

— Pas besoin. T’es transparente. Sans vouloir te vexer.

Je souris à sa moquerie et il fait de même.

— Si seulement c’était vrai !

Il esquisse un autre mouvement dans ma direction, mais Nora le retient d’une main sur son épaule, en digne louve protectrice.

— Reste à distance de ma copine, tu veux ?

Je ricane devant la grimace de l’accusé.

— Je découvrirai ton histoire tôt ou tard, Meghan ! promet-il en levant sa bouteille.

— Toujours aussi déterminé, ce Brody !

Notre attention se détourne aussitôt vers le trio qui vient de nous rejoindre…

— Hey ! Salut, la compagnie !

Et dont je suis visiblement la seule étrangère. Pour changer. J’imagine qu’il s’agit là de ma punition pour avoir déserté le territoire… Nora descend du tabouret et… roule un patin à la blonde. D’accooord… Ce n’est que lorsqu’elles s’écartent l’une de l’autre que je la reconnais ; après réflexion et observation, j’aurais difficilement pu la confondre.

— La célèbre Lauren !

J’ai vu tellement de photos d’elle sur le compte Instagram de ma meilleure amie… C’est un peu comme si je la connaissais déjà.

— Elle-même, sourit-elle. Ravie de te rencontrer enfin, Meghan, j’ai beaucoup entendu parler de toi !

On jette un œil accusateur à Nora qui fait semblant de ne pas se sentir concernée. Lauren reprend donc les présentations :

— Voici Isley et Sean !

Je souris aux tourtereaux.

— Bonjour !

Tous deux me saluent d’un signe de la main. Bras dessus, bras dessous, ils me reluquent tous deux avec curiosité, raison pour laquelle je procède à la même inspection. Le dénommé Sean est un blondinet avec une gueule d’ange ; cheveux coiffés en arrière, T-shirt blanc sur un jean délavé ; un look pas impeccable, mais pas négligé non plus… Seule sa veste en cuir semble crier en vain qu’il est – quand même un peu – un bad boy. Trop tard, mec, on n’y croit plus. Quant à Isley… Disons que ses cheveux turquoise sont un peu trop originaux ; je n’arrive plus à en détacher mes yeux.

— Ah, ça y est ? s’esclaffe Brody. Sean a changé de bord ?

L’intéressé le fusille du regard. Oh, ce n’est peut-être pas un couple, finalement. Je me tourne vers Brody avant de sourire :

— T’aimerais bien être à sa place ?

Parce que maintenant que je me suis plus ou moins habituée à sa couleur, je dois admettre qu’Isley est plutôt jolie : un visage fin, le regard clair, une silhouette élancée. Elle tient la main de son pote tout en fixant Brody avec petit sourire et, à en juger l’air renfrogné de ce dernier, je crois bien que le bourreau des cœurs n’y est pas insensible. Elle éclate de rire.

— Ouais, il est dingue de tout ce qu’il ne peut pas avoir !

Elle m’adresse un clin d’œil, avant de s’écarter de Sean pour le pousser vers lui.

— Alors qu’ils feraient un couple si mignon ! minaude-t-elle.

— C’est ça, ironise l’un.

— Même pas en rêve ! renchérit l’autre.

Me rejoignant, Nora attrape ma main gauche.

— Viens, on va s’asseoir.

Elle n’attend pas mon consentement pour m’entraîner vers les banquettes. Enfin, ce qui aurait été des banquettes dans n’importe quel autre bar… Je m’arrête à quelques pas du sofa violet, l’analysant brièvement avant de m’asseoir dessus.

— C’est un groupe d’amis qui a décidé de retaper cet endroit, m’explique Lauren. Ils ont récupéré presque tous les meubles !

D’où le côté rétro ; pas si mal, comme idée. Je m’installe face à elle et Nora. Isley et Sean se posent à ma droite ; quant à Brody, il n’a visiblement pas suivi le mouvement. Quel dommage… Satisfaite par cette nouvelle configuration, je croise les jambes et m’adosse au canapé, puis balade mon regard sur les autres occupants du pub.

— On va prendre à boire ; bière pour tout le monde ?

Je hoche la tête alors que Nora repart avec sa… son amie. Pourquoi elle garde son sac sur elle ? Peu importe. Je me tourne vers ma voisine, espérant pouvoir rattraper les épisodes que j’ai loupés :

— Je pensais qu’elles n’étaient plus ensemble…?

Isley hausse les épaules en acquiesçant.

— C’est aussi ce que je crois. Au moins une fois par semaine !

À ce point ? Je savais que Nora était une girouette, mais là… Elle m’a caché des choses ! Détournant mon attention vers elles, je les vois plaisanter au bar et, apparemment, se taquiner. Intéressant. Je vais devoir la faire passer aux aveux. Je ne pourrai pas vivre bien longtemps sans tirer cette situation au clair !

— Et donc, t’es qui au juste ?

Je me tourne vers Sean avec un sourire.

— Une amie de Nora.

— Sa meilleure amie, rectifie Isley. Elle parle tout le temps de toi. Mais inutile de lui dire que je l’ai balancée…

— Je ne dirai rien !

— Ça fait longtemps que t’es là ? reprend le mec de la bande.

Ça y est, début de l’interrogatoire. Je souris à cette perspective qui aura le don de me changer les idées.

— Depuis ce matin.

— Et tu restes tout l’été, ou…?

Ne connaissant pas la réponse à cette question, je la joue mystérieuse :

— L’avenir nous le dira. Je n’ai pas d’impératif, en tout cas !

— Cool, répondent-ils en même temps.

— Attention ! Ne bouge pas !

Nora passe juste au-dessus de ma tête avec cinq bières. Sean lève les yeux au plafond.

— Ce n’est pas justement pour éviter de jouer les équilibristes que vous avez été les chercher à deux ?!

C’est vrai, ça, où est passée Lauren ? Elle donne une bouteille à Sean et répond à sa pique avec un regard assassin :

— Elle arrive. La ferme et bois.

Puisque je ne la vois pas au comptoir, je jette un œil à Isley qui me fait signe de la boucler aussi. J’attrape la bière que Nora me tend et la porte à mes lèvres.

— Hey ! On trinque d’abord !

Rabat-joie. J’abaisse le goulot, mais mon amie ne me calcule déjà plus ; un sourire radieux éclairant son visage, elle déclare en levant sa bouteille :

— À Lauren, qui fête son vingt-troisième anniversaire !

Je me retourne pour admirer la vedette qui était visiblement partie se changer ; elle a troqué son jean et son débardeur contre une robe à paillettes rouge. Flashy, on ne peut pas le nier, et très jolie. Elle met en valeur le doré de son teint et sa longue chevelure d’ange.

— Joyeux anniversaire ! scande-t-on en chœur.

— Canon ! s’exclame Sean.

— Merci, merci.

J’ajoute avec sincérité :

— Il a raison, ça te va très bien.

Elle tourne sur elle-même, nous laissant admirer sa tenue sous toutes les coutures, puis rejoint Nora pour lui voler un baiser. Et dire que j’ai cru qu’elles étaient définitivement en froid…

— Encore merci, chérie.

— Elle te va à la perfection !

Alors que Nora se penche pour l’embrasser, je détourne mon attention pour boire un coup et leur laisser un semblant d’intimité. Isley vient à mon secours :

— Bon, on va apprendre à mieux te connaître ! Tu tiens l’alcool ?

Haussant un sourcil, je la dévisage une seconde, à la recherche du lien entre ces deux phrases.

— Ouais, répond Nora à ma place. Vous êtes mal tombés, si vous espériez la faire parler.

— J’adore les challenges, élude Isley. Et puis, toutes les langues se délient après quelques verres…

Puisqu’elle me sourit d’un air malicieux, je fais de même :

— Tu dis ça parce que tu ne connais pas ma langue.

Je relève la bouteille à mes lèvres et en bois une autre gorgée sous son regard intrigué. Sean tapote sur son épaule avec compassion.

— Je crois qu’on a trouvé un esprit aussi mal tourné que le tien.

— Impossible, réfute Lauren.

— Oh si, insiste Nora. Vous n’imaginez pas à quel point !

Je ricane avec cette dernière, vu qu’elle semble déterminée à me griller.

— Ne me fais pas passer pour ce que je ne suis pas !

Elle secoue la tête.

— Ce n’est pas mon genre, mais tu vas devoir faire un effort. Isley a besoin d’un minimum d’infos pour t’attribuer un piaf.

Un « Hein ? » très distingué m’échappe. Me tournant vers la concernée, je la surprends à me… mater ? Nora continue son explication :

— Elle donne un nom d’oiseau à toutes les personnes qu’elle croise. Moi, je suis un cygne, pour des raisons évidentes…

Mh, oui, vu qu’elle est accro à la danse de ballet depuis gamine, je suppose que ça fait sens. Isley poursuit :

— Lauren, elle est toujours en train de picorer, donc…

— Je suis une poule, tranche platement l’intéressée.

— Sean, c’est un perroquet. Évite de lui confier des secrets, il ne tient pas une semaine.

Je souris alors qu’il hausse les épaules en confirmant d’un hochement de tête. L’experte en volatiles me met au défi :

— Brody est quoi, d’après toi ? C’est le plus facile !

Me tournant vers le bar, je le vois discuter avec deux nanas, de toute évidence venues ensemble. Un oiseau… Je ne m’y connais pas du tout, mais je suppose que ça doit être logique. D’après ce que j’ai pu voir, il est déterminé, imbu de sa personne et… frimeur. Je me lance :

— Un paon ?

— Excellent ! T’as tout compris ! se réjouit-elle.

Son enthousiasme n’ôte absolument pas ma perplexité.

— Ok. Et toi, tu es… quoi ?

— Un Oiseau de Paradis, papillonne-t-elle.

Isley rejette sa chevelure bleutée en arrière et les filles éclatent de rire. C’est supposé être un indice ? Okay… Je tente :

— C’est… un oiseau hyper coloré ?

— Absolument. Un look d’enfer, et sa parade est exceptionnelle. Il a énormément de charme !

Elle m’adresse un clin d’œil aguicheur, et j’ignore ce qui me pousse à me détourner.

— Je vois… Eh bien, je n’suis pas certaine d’avoir envie de connaître mon « oiseau totem ».

Sauf qu’elle ne tient absolument pas compte de ma réticence :

— Une corneille, je dirais.

— Ouch ! grimace Lauren. Je préfère encore être une poule, je crois !

Je lui jette un coup d’œil dubitatif, puis affronte le jugement d’Isley.

— Pour quelle raison ?

— Ton côté dark ; vêtements noirs, cheveux noirs – sacrée tignasse en plus, maquillage smoky et regard sombre… Ça fait très « corneille ».

Ça ne me plaît vraiment pas. Elle hoche pourtant la tête de haut en bas, comme pour appuyer ses propos. Je tente vainement de me défendre :

— Ce n’est pas de ma faute si j’ai les yeux marron…

— Il ne fallait pas en rajouter avec du crayon, alors !

Elle descend un peu le niveau de sa bière. Je l’imite.

— Et… ça t’arrive de revenir sur ta décision ?

— Quand il y a réincarnation, répond-elle sur un sourire.

Je suppose que ça veut dire « non ». Je vais devoir supporter l’étiquette de la corneille jusqu’à la fin de ma triste vie ! Ou jusqu’à ce que tu rentres chez toi. Oh. Voilà qui allège considérablement mon fardeau…

— Bon, on se fait une partie de « Vérité ou vérité » ? propose joyeusement Nora.

Ce jeu génial, dérivé de « Action ou vérité », parce que personne ne choisit « Action » quand on est entouré de tarés… Et l’alternative est encore mieux : si on ne veut pas répondre, on boit. Quelle torture… Ça me va, je suis prête à passer la soirée à descendre des bouteilles !

— Ouais ! se réjouit Lauren. Apprenons à mieux connaître Meg… Commence par nous dire quel âge tu as !

Je me moque.

— T’es une petite joueuse…

Elle lève les mains innocemment.

— T’inquiète, les questions corsées arriveront bien assez vite.

— Mouais. J’ai 24 ans ! À Nora : quel est ton plus gros défaut ?

L’intéressée me maudit si fort que je l’entends penser avant même qu’elle ne lâche :

— Je suis une insouciante notoire et je t’emmerde.

Je souris de satisfaction alors qu’elle me tire la langue. Tsss, qu’est-ce qu’elle peut être vulgaire… Croisant les jambes, elle me fixe avec malice en poursuivant.

— De nouveau à toi : tu préfères passer un mois ici ou trois jours chez ta grand-mère ? (Devant l’air intrigué de notre auditoire, elle se sent obligée de préciser.) Elle la déteste.

À peu près autant que toi en ce moment, quoi.

— On va dire un mois ici. Uniquement parce que tu me parais un peu plus supportable qu’elle.

Quoique. Vu que ma meilleure amie est en pleine année sabbatique, je vais certainement l’avoir sur le dos en permanence. Au moins, ma grand-mère fait des siestes. Lauren interrompt mes divagations :

— Attends. T’es pas contente d’être là ?

J’élude en souriant :

— Désolée, mais ce n’est pas à ton tour ! Isley : raconte-nous ta plus grande honte !

Elle me fixe un moment, et je n’arrive pas à déterminer si elle cherche le souvenir en question ou si elle hésite simplement à le raconter.

— J’vois pas.

Je manque de m’étouffer avec ma bière.

— Quoi ?! C’est impossible, on s’est tous tapé la honte au moins une fois !

— J’te jure qu’il n’y a rien qui me vient, tranche-t-elle avant de boire. Donc, à toi : t’es contente d’être là ou pas ?

Soudain, tout le monde paraît suspendu à mes lèvres. Un soupir m’échappe. J’ai l’impression que la vérité va surgir de moi sans que je ne puisse la contenir. De toute façon, il est évident qu’ils vont se liguer contre moi, donc autant être honnête. Et précise.

— Je suis contente d’être avec Nora.

La concernée sourit largement et je l’imite, mi forcée, mi satisfaite. J’espère qu’elle ne va pas être totalement invivable après cet aveu. Encore une fois, je change de cible :

— Sean !

— Présent !

— Je veux une anecdote croustillante !

Il me dévisage sans ciller.

— Pourquoi moi ?

— Pourquoi pas ?

Le tac-au-tac est très intéressant, dans ce jeu : empêcher la réflexion est un excellent moyen d’en apprendre plus sur les personnes avec qui on échange…

— Ok ! Lauren et Nora l’ont déjà fait dans les toilettes de ce bar.

Stupéfaite, j’écarquille les yeux alors que nos deux amies se lèvent pour le frapper. Il s’enfonce dans le canapé en parant les coups.

— Mais – aïe ! Elle a dit « une anecdote », pas forcément me concernant !

Isley me jette un regard désabusé.

— Aucun secret à ce mec. T’es prévenue.

Effectivement, je m’abstiendrai… Sean lève les bras en signe de trêve.

— Ok, c’est bon ! À moi.

Nora lui assène une dernière claque derrière la tête, qu’il encaisse sans rien dire, avant de me demander le plus sérieusement du monde :

— Meg… Es-tu déjà sortie avec une fille ?

Tous les regards se braquent de nouveau sur moi, comme s’il s’agissait d’une question existentielle. Bon, d’accord, on est dans un bar au public majoritairement homosexuel, mais Brody non plus, ne l’est pas… Tu parles d’une référence. Vaincue, j’ironise avec un petit rictus :

— Non, et toi, Sean ?

— Jamais d’la vie ! grimace-t-il de dégoût.

— Pourtant, tu adorerais, affirme Isley.

— Que si c’est avec toi, p’tit cul !

Je bois un peu de ma bière alors que Lauren se tourne vers Nora avec un air compatissant.

— Sérieux, pourquoi tu l’as emmenée ici ?

C’est marrant, je me pose la même question. Mais puisque l’heure n’est pas au véritable interrogatoire, je réponds à sa place :

— Elle voulait me caser avec Brody.

— Ah ouais ?

Je me fige en entendant la voix masculine derrière moi.

— Elle déconnait, lui assure sévèrement Nora.

L’objet de ma plaisanterie s’assied sur l’accoudoir du sofa, à ma gauche, tout en m’adressant son plus beau sourire. J’avoue qu’il n’est pas mal, dans son genre… Sauf qu’il me faut plus que ça pour tomber dans les filets d’un mec. Et heureusement.

— Laisse-moi en douter… et t’offrir un verre.

Je lève ma bouteille afin de la lui montrer.

— Merci, j’ai déjà à boire.

Il secoue la tête de gauche à droite.

— Oui, mais non, pas maintenant. Un de ces soirs, et… (Il jette un œil aux autres.) … seulement toi et moi.

Je sonde ses iris sombres. On peut dire qu’il ne perd pas le nord… Et même si la détermination peut être une qualité intrigante – voire sexy –, elle a le don de m’agacer lorsque la personne qui en use ne m’intéresse pas. Ou « pas beaucoup ». Je me tourne légèrement vers lui, m’accoude au dossier du canapé, et demande en baissant d’un ton :

— Et pourquoi j’accepterais ?

— Pourquoi n’accepterais-tu pas ?

C’est exactement ce que j’aurais répondu si les rôles avaient été inversés. Brody est effectivement quelqu’un d’entreprenant, mais ça ne me fait ni chaud ni froid. Un effet secondaire de l’alcool, sans doute. Je prends le temps de descendre encore le niveau de ma bière avant de lâcher sans conviction :

— Je vais y réfléchir.

— Disons, ici, samedi soir ?

J’ouvre la bouche, abasourdie par autant de confiance en soi.

— Je n’ai pas dit…

— Alors à samedi !

Il saute sur ses pieds et s’éloigne en souriant, comme si la partie était gagnée d’avance. Je pose ma bouteille vide sur la table basse et croise furtivement le regard de Nora, qui quant à elle, fait plutôt la gueule. Cette petite interruption semble avoir mis fin au jeu et j’essaie de reprendre le fil de la discussion puisqu’elle a continué sans moi. Les sujets affluent sans effort : les études de Lauren, les boulots plutôt louches de Sean et, surtout, leurs quatre-cents coups à tous. Tant qu’on évite soigneusement le dossier « Meghan Turner », ça me convient.


* * *


On enchaîne les verres, les bouteilles et, évidemment, quelqu’un finit par casser l’ambiance : Sean se lève d’un bond et s’étire allègrement, tel un tigre engourdi par trop d’immobilité… Ça s’étire, un perroquet ?

— Faut que je vous laisse, les filles. J’ai un rendez-vous demain matin, je me lève super tôt.

— Avant midi ?! s’insurge Isley.

— Carrément, ouais.

— Dur.

On se lève tour à tour pour le saluer et il finit par m’enlacer, ou plutôt m’écraser contre son torse.

— Ravi d’avoir fait ta connaissance, Meg. T’es une fille cool.

— Merci, Sean. À bientôt. Bon courage pour demain.

L’alcool me fait parler comme une automate. Je me détache de lui avec un sourire, après quoi il nous abandonne à nos cadavres de boissons.

— Du coup, conclut Nora, on peut finir la soirée chez moi, si ça vous dit !

Je croise les bras en attendant les réactions de ses amies ; après tout, je dors chez elle, donc ma réponse importe peu.

— Ouais, ça me va ! acquiesce Isley en se levant.

Je me tourne vers Lauren, pour constater qu’elle est déjà sur le départ, sa patte glissée dans celle de ma meilleure amie. Très bien. C’est parti !


 

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