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Comme un Charme - Extrait



Prologue


J’essaie d’esquisser un sourire mais les muscles de mon visage ne répondent pas. Je suis comme prisonnière de mon corps, une enveloppe pesante et limitée. La conscience de cette restriction me pousse à quitter encore cette coquille insignifiante. Je ferme les yeux et pousse ma magie à m’y aider ; la chaleur qui m’entoure se diffuse alors partout dans l’air. Je suis installée dans un cocon embaumant le pin et l’herbe, aussi réel que la terre sous moi et l’oxygène dans mes poumons. Pourtant, il n’est visible que parce que je suis unie à Elle. Sa bienveillance à mon égard me permet de profiter des lueurs dorées pétillant de malice, mais aussi de la couleur changeante du vent entre les branches. Le spectacle est enchanteur. J’y assiste en me laissant aller, avide d’en profiter davantage en respectant cependant Sa volonté. Ma patience est récompensée quand je perçois une mélodie ; d’abord timide, elle s’affirme peu à peu et me berce grâce à ses notes douces et envoûtantes. Le charme opère, comme la dernière fois. Je ressens Son énergie et m’en imprègne…

Jusqu’à ce que sa douleur me transperce de toutes parts. Je me recroqueville sur moi-même, sauf que rien n’y fait. On m’arrache des morceaux de moi : je suis tiraillée dans toutes les directions sans que je ne puisse me défendre. On me laisse mourir de soif : la chaleur me fait suffoquer et les arbres semblent disparaître pour me priver d’ombre. On me vole mon oxygène : l’air s’épaissit pour former une brume toxique et asphyxiante. La souffrance me tétanise. Mes cordes vocales n’émettent aucun son susceptible de les alerter ou me permettant d’appeler à l’aide… Dévastée telle la forêt d’Amazonie, asséchée comme le lit d’une rivière, étouffée par notre propre pollution. C’est terminé. Le néant m’absorbe.

Je ne suis plus.


 

Chapitre 1

Faisons les présentations



Savannah

J’entre dans les écuries avec l’allégresse qui m’accompagne les matins comme celui-ci : je suis seule à m’occuper des vingt chevaux qu’abrite le centre équestre de Moon Hill. Richard – le palefrenier Senior et propriétaire du centre – est malade, et Tucker, son fils de 19 ans, est en déplacement pour la journée ; un de nos jeunes cavaliers a une compétition cet après-midi. En plus, c’est dimanche, et l’aile réservée aux entraînements est fermée.

L’esprit tranquille, je visite un box après l’autre afin de nourrir chaque animal et de remplacer la paille souillée, remplissant puis vidant la brouette qui m’accompagne à intervalles réguliers. Certains chevaux – les plus bavards – me saluent par des hennissements joyeux en me voyant arriver. Je veux bien croire qu’ils m’apprécient… mais je sais que c’est la nourriture que je leur apporte qui les rend aussi extatiques.

— Bonjour, Sol ! je m’exclame en faisant glisser le panneau du box du cheval au pelage roux.

Si Tucker était là, il se ficherait de moi. Pourtant, je ne vois absolument pas ce qu’il y a de mal à faire la conversation avec les êtres qui partagent mon quotidien !… Oui, vous l’aurez deviné, je ne sors pas beaucoup. Sol lève la tête alors que je lui caresse le chanfrein… puis fait un pas en direction du sac de foin que je transporte partout avec moi.

— Patience, mon beau…

Un petit rire s’échappe de ma gorge en le voyant essayer d’ouvrir le sac, après quoi je me baisse afin de retirer plusieurs poignées d’herbe sèche de ce dernier, que je dépose dans sa mangeoire.

— Et voilà. Content ?

Pour toute réponse, il se précipite vers son petit-déjeuner qu’il se met à mâchonner avec entrain. Je continue ainsi jusqu’à atteindre le dernier box : celui de Runty, le plus jeune de nos étalons. Enfin, étalon… S’il continue comme ça, je doute qu’il ait assez d’énergie pour remplir son rôle de reproducteur. Je le trouve un peu mou, ces derniers temps… Sans doute une baisse de régime due aux températures élevées de ce début du mois de juin. La chaleur est accablante alors qu’il n’est que 7h du matin ; je retire ma chemise avec hâte et la noue autour de ma taille. Le thermomètre accroché au mur indique vingt-six degrés, soit deux de plus que la température maximale à conserver à l’intérieur des écuries. Après avoir nourri tout le monde, j’ouvre les deux grandes portes opposées afin de faciliter la circulation de l’air dans les lieux. Je me dirige ensuite vers le bureau et consulte l’emploi du temps de la journée. Deux employés absents, ça signifie que j’aurai trois fois plus de travail que d’habitude, alors au boulot !


Jody

J’allume mon ordinateur portable en m’asseyant sur ma chaise de bureau. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être, mon seul indice immédiat étant la lumière du jour qui inonde le salon. Mon premier café de la journée me fait patienter le temps que le système démarre. Mon programme, en théorie : consulter mes mails, vérifier le nombre de votes pour ma rubrique sur le site web du mag’ et remplir mes stats. Un mercredi normal, en somme. J’entre mon mot de passe et ma session se déverrouille. Il est… 16h37. Ce qui nous donne six heures de sommeil. Ce n’est pas si mal, en fin de compte. Je pose ma tasse sur mon bureau avant de saisir mon Bullet Journal, que j’ouvre à la page du jour… Et y découvre avec horreur un rendez-vous que j’avais complètement zappé : « 18h30 : Dr Franck ». Dites-moi que je rêve… Pourquoi aujourd’hui ?! J’éteins mon ordinateur à la hâte et descends le reste de mon café alors que j’entends la porte d’entrée s’ouvrir.

— Salut, beauté ! me lance mon colocataire. Quoi de neuf au pays des tarés ?

Je bondis de ma chaise en reposant ma tasse et sans me tourner vers lui.

— J’suis en retard !

— D’accord… En retard pour quoi ?

Il me suit pendant que je cours jusqu’à la salle de bains où je m’enferme, le laissant dans le couloir. Il croyait aller où, comme ça ? Je retire ce qui me sert de pyjama – un pantalon rose parsemé de petits cœurs blancs et un T-shirt gris – avant de prendre des affaires dans le panier rempli de linge…

— P’tain, Kennedy ! T’as rien repassé ?!

— Tu te fiches de moi ? crie-t-il à travers la porte. T’as fait quoi de ta matinée ?

Je peste en silence en dénichant un pantalon noir et une chemise beige. Je me prépare alors qu’une sorte de bourdonnement me vient du couloir, mais je décide de n’y prêter aucune attention. Après une toilette rapide, j’enfile mes fringues et me maquille d’un trait de crayon et de mascara. Ça fera l’affaire. Je ressors de ma bulle en ouvrant la porte et constate que le bruit sourd était en fait la voix de Kennedy, qui me raconte sa journée. S’interrompant, il me jauge des pieds à la tête.

— Quoi ?

Il ouvre la bouche, certainement pour répondre, mais je l’interromps d’un geste de la main.

— Je suis en retard, j’te dis.

Mes pas me mènent naturellement dans l’entrée, où se trouvent mes escarpins et le portemanteau.

— On sort, ce soir ?

Je lui adresse un regard lourd de sens après avoir enfilé mes chaussures.

— C’est encore Carl qui t’a parié un restau ?

Ce type étant toujours accompagné d’une pimbêche plantureuse durant ses soirées privées, Kennedy a voulu lui clouer le bec en m’exhibant tel un trophée, juste parce qu’il adore les rousses. Aussi vantard que Kennedy, il ne cesse de remettre en doute l’existence de notre couple depuis – ce que je peux comprendre, étant donné qu’il n’existe effectivement pas. Sauf que mon cher ami a eu la brillante idée de lui affirmer le contraire. S’en est suivie une série de tests pour prouver qui a tort et qui a raison… En gros, ils se demandent « qui a la plus grosse ». Vous me suivez ? Kennedy m’a demandé de jouer le jeu et, aussi longtemps que je le ferai, il se pliera à tous mes caprices. Il me tire de mes pensées en croisant les bras.

— Son prochain cours de jet-ski, en réalité.

— Et t’es désespéré ?

— Ça coûte une blinde ! se défend-il.

Haussant les épaules, j’attrape mon sac sur le meuble et en sors un rouge à lèvres.

— En plein milieu de la semaine…

— Tu sais bien qu’il ne bosse pas. Si je veux rester dans son cercle de privilégiés, j’ai intérêt à faire comme si c’était pas mon cas non plus !

Décapuchonnant le tube, je m’imagine Carl sous une pluie de billets de banque, à bord d’un yacht, lui-même amarré à une île privée. Pfff.

— T’es d’accord oui ou m…

— Tu paies le gaz et l’eau, ce mois-ci ?

Je me penche vers le miroir qui me fait face et applique minutieusement la couleur sur ma bouche avant de jauger mon reflet… puis le sien. Kennedy balade son regard bien trop bas à mon goût. Comme je ne le lâche pas, il finit par relever ses yeux vers les miens.

— C’est à prendre ou à laisser.

— Ok, abdique-t-il.

— Parfait !

Je referme le rouge à lèvres avant de le remettre dans mon sac, que je place sur mon épaule. Je me tourne ensuite vers mon colocataire pour lui servir mon plus beau sourire.

— Alors à tout à l’heure, chéri.

Et sur un dernier clin d’œil, je saisis ma veste et le laisse en pl… Il me retient par le bras et je pivote à demi :

— Quoi ?

— Tu vas où ?

— Chez le psy !

Interloqué, il me fixe avec des yeux ronds et j’en profite pour m’éclipser.

— Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose.

— Ta gueule, je rétorque en claquant la porte derrière moi.


Savannah

17h30.

Je sais que je ne devrais pas. Les grooms ne sont pas censés monter les chevaux en dehors des heures de travail. Cela dit, j’ai fini tout ce qu’il y avait à faire, je suis seule et… et l’envie me démange. Depuis ma dernière compétition, il y a dix ans, je ne monte que pour le boulot, jamais pour le plaisir. Le souvenir de ma chute m’a hantée pendant des années, jusqu’à ce que je me reprenne en main et décide que la fin de ma carrière de cavalière ne signifiait pas forcément la fin de mon travail auprès des chevaux.

Je me glisse dans l’écurie en sentant la sueur perler à mon front. Et cette fois-ci, ce n’est pas qu’à cause de la chaleur. Richard a beau être absent, il ne vit qu’à quelques minutes d’ici et vu comme il est dévoué à son job, ça ne serait pas étonnant qu’il vienne vérifier que tout se passe bien et que je n’ai pas fait de « bêtises ». Non… il me fait confiance. La paranoïa me fait penser n’importe quoi !

— Winter… viens par ici, mon beau.

C’est un de nos plus beaux chevaux, la propriété d’une dame polonaise au nom imprononçable qui est en vacances en ce moment. Le pauvre n’a pas été monté depuis deux semaines. Ben oui… c’est pour lui, que tu fais ça. Exactement. Le cheval blanc renifle mon bras tandis que je lui fais enfiler son harnais, puis sa selle. Une fois ma monture attelée, je l’emmène dans le manège à l’intérieur de l’aile réservée aux entraînements et récupère un des casques que nous avons en rabe – pour les nouveaux ou les oublieux – que j’attache sous mon menton.

Poussant une brève expiration, j’attrape les rênes en cuir, pose un pied sur l’étrier et me hisse sur le dos de l’animal d’un bond. Un frisson d’excitation me parcourt alors que les souvenirs m’assaillent : les encouragements et applaudissements du public, la voix tonitruante annonçant le début des épreuves, les regards mi-anxieux, mi-méprisants échangés entre les concurrents. Je reviens doucement à la réalité et contemple pendant quelques secondes l’immensité du manège de quatre mètres de hauteur qui se déploie devant et autour de moi, le sable par terre, les parois en bois et les poutres qui soutiennent le toit.

— On y va, dis-je plus pour moi-même que pour ma monture.

Nous commençons à trottiner et je me détends un peu. Si ça se trouve, Richard s’en ficherait complètement. Enfin, à moins qu’il n’arrive quelque chose au cheval… ce qui est improbable. On prend un peu de vitesse et je m’autorise à fermer les yeux quelques secondes, concentrant mon attention sur l’air qui me fouette le visage et les mèches rebelles rebondissant contre mes joues. Voilà… Tout se passe bien. J’ai le contrôle. Je suis parfaitement…

— Excusez-moi…

Mes paupières s’ouvrent subitement et mon cœur rate un battement.


Jody

La secrétaire ouvre la porte et la referme sur mon passage. Le Dr Franck, un petit monsieur grassouillet aux cheveux blancs épars, se tient debout près de la machine à café. Il vient me saluer, laissant sa tasse se remplir.

— Bonjour, Mademoiselle Holmes.

— Bonjour ! Pardonnez-moi pour le retard. Vous savez ce que c’est, la circulation à New York…

J’achève ma phrase par une petite grimace qui ne lui arrache même pas un sourire. Vieux grincheux…

— Asseyez-vous, m’invite-t-il avec calme.

Je ne me fais pas prier. Abandonnant mon sac à mes pieds, je prends place sur le canapé en cuir et attends patiemment qu’il engage la conversation. Et apparemment, ce n’est pas dans ses priorités : il va chercher son agenda et son café avant de venir s’installer face à moi, sur son fauteuil.

— Bien. Nous nous sommes vus le 1er juin, et avions évoqué votre carnet de souvenirs. D’après mes notes, il était particulièrement avancé. L’avez-vous apporté ?

Je cesse de tortiller mes cheveux autour de mon doigt et me force à sourire.

— Mh, non. Navrée. Ça m’est sorti de la tête.

Il retire ses minuscules lunettes rondes et j’ai la nette impression que je vais me faire incendier, comme une gamine qui aurait oublié de rendre son devoir…

— Mademoiselle Holmes… Si je vous ai parlé de cette méthode, c’est parce qu’elle me paraît judicieuse à exploiter dans votre cas. Mais si vous gardez le carnet pour vous, mettre votre passé sur papier n’aura pas servi à grand-chose !

Je lève les yeux au ciel en m’adossant au canapé, puis croise les bras et les jambes.

— Je ne vois pas en quoi lire mes histoires de maternelle pourrait vous intéresser.

— Que s’est-il passé lorsque vous étiez en maternelle ?

Je fronce les sourcils alors qu’il replace ses lunettes sur son nez, ouvre son calepin et se met à écrire.

— Rien du tout.

— En êtes-vous sûre ?

Blasée, je me contente de soupirer.

— Regardez la position défensive que vous adoptez…

Je baisse les yeux et décroise mes bras automatiquement. Ce type est dans ma tête… C’est hyper flippant.

— On se connaît bien, à présent. Pourquoi vouloir me cacher certaines choses ?

— Fran – je veux dire… Dr Franck. Je vous assure que ce n’est pas du tout mon intention.

Un air angélique plaqué sur le visage, je tente encore une fois de le dérider… en vain. Les psychologues : ces hommes qui ne sont pas comme les autres !

— Très bien, alors dites-moi : comment allez-vous ?

Posant sagement les mains sur mes genoux, je cogite un instant avant de répondre.

— Bien. Mon travail occupe mes journées – et mes nuits – et je dois dire que j’en suis contente.

Il prend note.

— Qu’en est-il des petits « arrangements » avec votre colocataire ?

J’essaie de rester neutre alors qu’il m’observe par-dessus ses verres.

— Il n’y en a plus.

Il me fixe avec une telle insistance que je me sens presque coupable de mentir.

— Jody… Pourquoi vous ne voulez pas admettre que je suis de votre côté ?

Agacée, je rétorque du tac au tac :

— Précisément parce que vous voulez que j’arrête d’être moi-même !

Regrettant de m’être emportée, je ferme les yeux et respire à fond… comme il m’a appris à le faire pour me calmer. Vous voyez ? Si je le laissais faire, il contrôlerait ma vie.

— Je désire seulement vous aider à comprendre que votre attitude ne pourra que vous faire du tort, tôt ou tard.

Dans un geste rageur, je croise mes bras et… les décroise aussitôt. Ce mec va me rendre chèvre. Affichant un sourire satisfait, il m’interroge :

— Donc, pourquoi avez-vous accepté, la dernière fois ?

— Il a proposé de payer des factures à ma place, j’annonce platement.

Absolument pas convaincu, il fait encore le truc avec son regard planté dans le mien. C’est dingue comme ça me file la chair de poule…

— D’accord, j’abdique en levant les mains. Je le lui ai suggéré.

— Ça s’est passé quand ?

Je lève les yeux sur sa pendule, à ma droite, avant d’estimer :

— Il y a un peu plus d’une heure et demie.

Dépité, il lâche un petit soupir.

— Comment le trouvez-vous, ce jeune homme ?

Incrédule, je lui demande de reformuler.

— Plaît-il ?

— Est-il à votre goût ?

Mes yeux s’arrondissent, après quoi j’éclate de rire. Kennedy ? À mon goût ?! Je crois qu’il vaudrait mieux être en couple avec vous, Francky !… Je retire ce que je viens de penser. Au moins, ça a le don de me rendre mon sérieux.

— Hem. Vous vous trompez complètement. Je n’ai aucune attirance envers mon colocataire, et ça n’a jamais été le cas. Il est beau et quasiment riche, mais c’est tout.

Il saisit sa tasse, puis se réinstalle confortablement sur son fauteuil.

— Beau et riche… Qu’auriez-vous besoin de plus, dans une relation ? Si j’en crois votre profil, vous recherchez le confort financier, non ?

Ses questions me laissent perplexe.

— Justement, je n’ai besoin de rien. Pourquoi je devrais m’encombrer d’un partenaire ?

— Afin de partager des choses, par exemple.

Accusatrice, je montre de l’index son canapé en cuir :

— Et combien de divorcés se sont assis là avant moi, mh ?

Retirant ses lunettes, il boit une gorgée de café avant de me répondre.

— Présentement, il ne s’agit que de vous, Jody, pas des autres. Ces personnes ont eu de mauvaises expériences, c’est vrai, mais elles ont le mérite d’avoir essayé.

Je hausse les épaules.

— À quoi bon quand on sait qu’on a une chance sur deux de tout foirer ?

— Donc, vous avez peur de l’échec.

— Je n’en ai pas peur. Simplement, je l’évite.

Il acquiesce lentement, se foutant probablement de moi.

— Je pense que vous engager dans une relation serait enrichissant pour vous.

Qu’est-ce que j’disais ? Il se paie ma tête !

— C’est gentil, Dr Franck, mais la bague à votre doigt m’indique que vous êtes marié…

Il sourit, bien conscient que je ne l’ai pas pris comme ça.

— Vous devriez y réfléchir, poursuit-il. Le manque d’attention dont vous souffriez étant enfant ne doit pas vous freiner dans votre vie d’adulte.

J’ouvre la bouche pour protester mais son alarme sonne la fin de la séance. Je n’arrive pas à croire que je me sois déplacée pour si peu… Mais c’est le jeu, pas vrai ?

— Nous nous reverrons donc le 29 juin, à 18h30, comme d’habitude ! Et cette fois, tâchez de ne pas oublier votre carnet…

Se relevant, il ferme le sien d’un coup sec avant de déposer sa tasse sur la table basse. Pendant une seconde, j’ai cru qu’il allait basculer par-dessus, avec sa bedaine. Je saute sur mes pieds en attrapant mon sac et lui serre la main sans conviction.

— Au revoir, Jody.

— À bientôt, Docteur.

Je m’éloigne de lui et rejoins le couloir en faisant claquer mes talons. J’espère que le pote de Kennedy nous emmènera dans un endroit qui me fera rapidement penser à autre chose…


Savannah

Quelle idée d’avoir pris un aussi gros risque ! C’était tellement tentant… Tellement idiot, oui ! Ils ne peuvent pas me laisser tranquille… toujours à surgir dans les moments les plus inopportuns… à me faire sursauter, à apparaître brusquement là où je les attends le moins… je les hais.

Sauf que la personne qui attend, debout près de l’entrée, n’a rien à voir avec les esprits qui m’assaillent parfois sans relâche, de jour comme de nuit. Non, il s’agit d’un humain, en chair et en os. Un jeune homme d’environ 30 ans, les cheveux blond cendré et des fossettes dans les joues. Je fais ralentir Winter puis s’arrêter près du type, avant de descendre à la hâte, comme une gamine qui se serait fait surprendre en train de voler des bonbons dans le placard interdit.

— Je peux vous aider ? je lui demande, un brin essoufflée.

Qu’est-ce qu’il fout là ? Le portail à l’extérieur était fermé ! Il a très bien pu l’ouvrir… C’est vrai qu’on ne le verrouille pas avant la fin de la journée… Peut-être que j’aurais dû.

— Donovan Talbott, se présente-t-il en baissant légèrement la tête. Il n’y avait personne à la réception, mais j’ai entendu du bruit provenant du manège. Désolé de vous avoir effrayée.

— Nous sommes fermés au public, le dimanche.

— J’aimerais vous confier Hugh, un des pur-sang que nous avons acquis il y a quelques années, continue-t-il, ignorant complètement ce que je viens de dire.

— Nous ?

— Ma famille. Nous possédons plusieurs chevaux, reproducteurs et de course.

— Et vous êtes… ? dis-je en détaillant sa tenue.

Ce mec semble sorti tout droit d’un magazine d’équitation – ils n’emploient que des mannequins pour leurs couvertures – : chemise et pantalon blancs, veste et bottes noires. Un petit sourire en coin creuse sa fossette. Une étrange impression de déjà-vu me traverse brièvement.

— Jockey et entraîneur. J’alterne de temps à autre.

— D’accord… et qu’est-ce que vous recherchez, exactement ?

— Une maison pour mon cheval de course, répond-il comme si j’étais idiote.

— Pourquoi ne pas vous adresser à Cedar Log ? Ils ne sont pas très loin. Ils ont beaucoup plus d’espace et de personnel que nous. On n’a presque que des chevaux retraités, de compétition ou de compagnie.

— J’en viens justement… mais j’ai eu quelques soucis avec eux et je pense que Hugh serait plus à l’aise dans un endroit plus petit. En plus, vos écuries ont une très bonne réputation. J’emploie mon propre cavalier d’entraînement, donc, ce ne sera pas un problème. Du moins, si vous acceptez qu’il vienne s’occuper de Hugh plusieurs fois par semaine.

Je réfléchis quelques secondes, puis acquiesce. Il faudra sûrement qu’il remplisse quelques papiers pour qu’on ne soit pas impliqués en cas de quelconque accident et pour qu’ils acceptent de nous dédommager s’ils abîment notre matériel, mais ça me paraît faisable.

— Suivez-moi, je vais vous donner des documents.

Il a de la chance que je sois aimable. Je retire mon casque et le raccroche contre le mur en bois, à côté de ses semblables.

— Je vous en remercie. Il est magnifique… ajoute-t-il en désignant Winter, l’expression admirative. Il est à vous ?

Mes joues s’enflamment. Il croit vraiment qu’une palefrenière pourrait s’offrir un animal pareil ?! Non, il a demandé par politesse.

— Oh non, je ne faisais que lui dégourdir un peu les jambes. Sa propriétaire est en vacances depuis un petit moment.

J’attrape le harnais de Winter et le ramène dans son box, suivie par « Donovan ». Refermant le box derrière moi, je nous entraîne de nouveau à l’extérieur, puis dans le bâtiment principal, où se trouve la réception. En marchant, il me raconte qu’il monte depuis ses 6 ans et qu’il a fait plusieurs compétitions avant de se concentrer sur les courses.

— On a un box qui s’est libéré la semaine dernière. Vous avez de la chance… ce sont quasiment tous des habitués, ici.

Il m’adresse un sourire éclatant.

— J’ai toujours de la chance.



— … à nous rendre dès que possible, je conclus en lui tendant un paquet de feuilles. Il faudra que vous discutiez avec le patron pour qu’il vous confirme tout ça.

— Je repasserai dès demain, affirme-t-il.

Je le considère plusieurs secondes, les mains sur les hanches… et prends conscience de la vision d’horreur que je dois offrir, là, tout de suite… De l’odeur que je dégage, aussi. Après dix heures passées à me démener et à traîner avec les chevaux… Il doit sûrement se demander si je ne dors pas dans les écuries, moi aussi.

— Vous sortez d’une compète ? je lui demande en l’examinant de la tête aux pieds.

Il lâche un petit rire.

— Non, je suis juste monté à cheval pour quelques exercices, aujourd’hui. J’aurais appelé avant de venir, mais impossible de trouver votre numéro sur Internet et vu que votre site est en construction…

Depuis le temps que Richard s’est mis en tête de « mettre à jour l’interface » du site web de Moon Hill… Je crois bien qu’il a oublié que ça ne se ferait pas tout seul et qu’il ferait mieux d’engager un webmaster compétent !

— Je sais, dis-je en grimaçant. Désolée.

— Aucun problème. Merci pour tout…

Il m’interroge du regard.

— Savannah, je réponds placidement.

— Merci, Savannah !

Levant les papiers d’un geste triomphal, il s’éloigne à reculons, le sourire aux lèvres. La porte se referme derrière lui et je me surprends à sourire, moi aussi. J’en ai vu tellement, des cavaliers comme lui… Plein aux as, les dents blanches comme neige, un corps musclé comme il faut et un ego généralement surdimensionné. Et soudain, c’est l’illumination. Une voix retentissante provenant des tréfonds de ma mémoire annonce dans ma tête : « Et le concurrent numéro 13… Donovan Talbott ! ». Je n’arrive pas à y croire. Il était là quand j’ai eu mon accident… On a participé à la même compète ! Et visiblement, il ne se souvient pas de moi. Moi qui pensais avoir marqué les esprits… ça me rassurerait presque, si je n’étais pas un peu vexée.


Jody

23h30.

On fait notre entrée dans un club branché où je n’ai jamais mis les pieds… et maintenant, je sais pourquoi. Les serveuses se promènent en bikinis ornés de diamants et les premiers invités que je vois ne portent que des marques. Encore une soirée au milieu de « la Haute ». La main de Kennedy m’attire vers lui et je n’oppose aucune résistance. Si je joue à son jeu, je vais apprécier le dénouement de la partie. J’esquisse un petit sourire et glisse une main dans son dos, sous sa veste de costard.

— Alors… Où est Carl ?

M’enlaçant, il sourit à son tour.

— Il nous attend dans le carré VIP… Juste au-dessus.

Sans lever les yeux, je devine à son air malicieux qu’il l’a vu nous observer depuis son piédestal. Mon colocataire profite de notre proximité pour m’embrasser du bout des lèvres, à quoi je réponds avec sensualité avant de m’écarter.

— Tu m’offres un verre ?

Kennedy acquiesce. On s’éloigne de l’entrée pour gagner le bar, au-delà de la piste où se déhanchent plusieurs dizaines de fils de riches. Et de filles qui, probablement comme moi, sont là pour en profiter. Évidemment, dans le lot, il y a sûrement plusieurs couples dont les rôles sont inversés… mais pas la majorité. Analyser le comportement humain est presque devenu une seconde nature, chez moi. Alors qu’on s’apprête à commander, un grand gorille pose ses grosses pattes sur les épaules de Kennedy. Je me retourne pour constater qu’il s’agit de Patrick, le bras droit de Carl, qui sert essentiellement à dissuader les trouble-fêtes de poursuivre leurs activités dans ses soirées. En réalité, c’est plutôt un nounours qui, pour une raison qui m’échappe, m’adore.

— Salut, les amoureux ! Ça va ?

— Pat ! s’exclame Kennedy avec un faux sourire. Quoi de neuf ?

— Oh, tu sais, la routine. Et toi, ma belle ? ajoute-t-il en me prenant dans ses bras.

Moi ? J’étouffe.

— Tout va bien…

Je reprends ma respiration quand il me relâche, après quoi je lui adresse mon plus beau sourire. Ça agace le petit Ken, alors forcément, ça me plaît.

— Venez avec moi, Carl a déjà commandé une bouteille.

Je jette un coup d’œil à l’étage et, malgré les lumières aveuglantes de la piste, distingue parfaitement le roi de la soirée observer son petit peuple. Kennedy attrape ma main et m’entraîne à la suite de Pat jusqu’aux escaliers, après quoi il me laisse passer devant. Profiteur. Je commence à monter les marches en me tenant à la rambarde, et me fais accueillir en haut par la main de Carl tendue vers moi ; je la saisis en plantant mon regard dans le sien. D’origine indienne, ce grand brun aux cheveux mi-longs attachés en catogan me scrute avec intérêt. Il dépose un baiser sur le dos de ma main et son petit bouc m’effleure.

— Bonsoir, Carl, nous interrompt Kennedy.

— Bonsoir, répond-il en me rendant ma liberté. Comment allez-vous, tous les deux ?

— On ne peut mieux.

Je confirme d’un hochement de tête alors que Ken pose une main sur ma hanche. Le regard sombre de Carl ne manque pas ce geste de possession et un petit sourire étire ses lèvres charnues. Il nous invite à venir nous asseoir tandis que Patrick se plante en haut des escaliers. Dans ce carré VIP se trouvent trois canapés blancs formant un « U », ainsi qu’une table basse placée au centre. Ce n’est qu’après m’être installée sur le sofa de droite que je vois deux blondes en bikini nous rejoindre avec la bouteille de champagne et des verres en cristal. Je ne sais pas si elles sont vraiment écervelées mais, dans le cas contraire, elles jouent parfaitement la comédie !

— Merci, les filles… Vous voulez bien rester un peu et danser pour moi ?

Haussant un sourcil, je dévisage le Don Juan. Y en a qui ne doutent de ri…

— Tout ce que tu voudras, Carl ! glousse la plus grande des deux.

Et entraînant sa copine avec elle, la demoiselle commence à bouger sur le tempo de la musique. Ce n’est pas possible. Je dois faire un cauchemar. Carl s’assied à ma droite, sur l’autre canapé, et je fais mine d’apprécier sa petite mise en scène alors qu’il nous sert une coupe.

— Jody, tu es absolument divine dans cette robe… Le vert fait ressortir tes yeux. J’espère que ton cavalier te l’a fait remarquer.

Alors que je prends le verre qu’il me donne, je détourne mon attention sur Ken, à ma gauche. Il caresse mon épaule du bout des doigts et je m’adosse au canapé pour mieux l’observer : son regard inquisiteur sur moi, il se penche afin de m’embrasser en douceur. Je le laisse faire une fois de plus et pose la main sur sa cuisse alors qu’il s’écarte en souriant.

— Oui, elle est magnifique.

Je souris à mon tour et me redresse juste assez pour murmurer à son oreille :

— N’en profite pas trop.

Après quoi je lui adresse un clin d’œil. Il prend une coupe à son tour et la lève face à lui en portant un toast :

— À la prospérité des affaires !

— À l’amitié, suggère Carl.

Je me retiens d’éclater de rire. Connaissant sa notion de l’amitié, je me demande comment il a fait pour ne pas s’étouffer lui-même en le disant… Les regards convergent sur moi et je réfléchis avant de conclure :

— Et aux opportunités.

Je relève les yeux sur Carl et un frisson me parcourt alors qu’il me fixe aussi. Je fais tinter mon verre contre les leurs avant de boire plusieurs gorgées de bulles. Mmh… Délicieux. Finalement, j’ai peut-être bien fait de venir. Je délaisse ma coupe sur la table avant de m’adosser au sofa et croise mes jambes.

— Cristal ? appelle Carl.

C’est quoi ce nom d’actrice porno ? Malgré la musique, la blonde de tout à l’heure interrompt sa danse et s’approche en roulant des hanches.

— Oui ?

— Viens t’asseoir.

Lui obéissant au doigt et à l’œil, elle s’installe à cô… sur lui, en fait.

— Alors, Jody, comment trouves-tu mon club ?

Perdue dans la contemplation des vêtements quasi inexistants de la serveuse, je mets une seconde à réagir.

— Ton club ? je répète pour être sûre d’avoir bien entendu.

Il acquiesce d’un signe de tête en se faisant débarrasser son verre par la bimbo. Il caresse ses jambes d’une longueur vertigineuse pendant que je cherche mes mots.

— Eh bien, j’espère pour toi que tes pin-up n’attraperont pas froid.

— Qui est-ce que tu traites de pin-up, au juste ? m’agresse la glu posée sur Carl.

— C’est pas contre toi, chaton. Rentre tes griffes.

Je lui adresse un sourire ironique tandis que Carl éclate de rire, après quoi il lui assène une petite claque sur la fesse. La jeune femme se lève et se tourne vers son boss qui lui dit de se remettre au travail. Elle part, non sans m’assassiner du regard, et nous restons de nouveau entre adultes.

— C’est de quelqu’un comme toi dont j’aurais besoin pour gérer mon personnel, reprend Carl en s’accoudant à ses genoux.

— Certainement, je confirme avec conviction.

— Ça t’intéresse ?

— Hors de question, nous interrompt Ken.

Je fronce les sourcils en le regardant dans les yeux.

— Je ne laisserai pas ma copine déambuler en sous-vêtements dans une boîte bondée de mecs en manque, explique-t-il.

— Je n’en avais pas l’intention, je rétorque sèchement.

Parfois, je crois qu’il oublie que je ne suis pas vraiment sa copine.

— Allez, quoi ! m’encourage son ami. On s’amuserait bien, tous les deux…

Son sourire provoque la contraction des mâchoires de Kennedy et je me force à rire pour détendre l’atmosphère.

— Je n’en doute pas une seconde…

Comme Ken ne se déride pas, je franchis la distance qui nous sépare pour l’embrasser dans le cou, et en profite pour lui dire à l’oreille :

— Rappelle-toi que c’est exactement pour ça que je suis là… Lui prouver que je ne suis qu’à toi.

Il me vole un baiser qui le détend enfin. Bien. La soirée peut commencer.



Il est environ 3h quand je me rends compte que c’est aujourd’hui que je dois me rendre dans nos locaux pour les réunions mensuelles. Je réussis à convaincre Ken de nous ramener, et malgré son insistance, Carl consent à nous laisser partir. Vu que trois « serveuses » nous ont rejoints dans le carré VIP, il a au moins de quoi passer une bonne fin de nuit…

Kennedy le salue d’une accolade et passe devant tandis que je dis au revoir à sa suite.

— Merci pour tout, Carl.

— Oh mais, de rien, Jody. Tout le plaisir fut pour moi, comme d’habitude.

Avec un sourire, je le prends dans mes bras à mon tour.

— C’était pour quoi, cette fois ? murmure-t-il.

— Deux factures.

— Bien joué, remarque-t-il en s’écartant.

Je lui fais un clin d’œil accompagné d’un signe de la main avant de rejoindre son ami en haut des marches. Nous saluons Patrick, et quittons la soirée.


 

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