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Alter Ego - Extrait



Épisode 1

Le pingouin en plastique décapité.


Septembre 2013


Lou

Ça y est, c’est le grand jour. Je m’arme d’un stylo, d’un bloc de feuilles et de tout mon courage pour affronter le monde. Depuis mon arrivée en ville, c’est-à-dire il y a deux jours, je n’en ai pas eu l’occasion. Maman était anxieuse, son bébé a quitté le nid. Il a fallu vérifier que tout était en ordre : le loyer, les affaires et le téléphone – surtout le téléphone… Maman a paniqué. Mais à présent, maman est partie.

Je prends le large après avoir grignoté un petit quelque chose, et me dirige d’un pas décidé vers le centre-ville. Avec mon portable quand même, au cas où. L’exploration des différents quartiers est très enrichissante : restaurants, cinéma, boîtes de nuit… Autant d’activités nocturnes qui mériteraient que je m’y attarde. Plus tard. Pour l’instant, il faut trouver un endroit où je puisse me fondre dans la foule et laisser vagabonder mon esprit à la recherche de ma meilleure amie : l’inspiration.

Je passe devant un parc qui semble bien agité. Empli d’enfants en bas âge, les cris de joie et d’excitation se mélangent avant de parvenir jusqu’à mes oreilles. Sortie de périscolaire dans l’espace vert du coin ? Génial. Je ne mettrai pas un orteil là-dedans !

Je continue mon chemin loin du bruit pour me réfugier finalement dans un quartier plus intéressant et semblant « à part » : disquaire, bibliothèque, location de films… Puis, au milieu de tout cela, un cybercafé. Casé entre un mini-centre commercial et un magasin d’informatique, il semble plutôt accueillant et attise ma curiosité. Assez pour que j’en pousse la porte vitrée.

Mon regard parcourt la salle une seconde, mais personne ne paraît perturbé par ma présence ; pas question de s’en plaindre. Je m’installe alors à la longue table surélevée qui longe la vitrine ; ma veste en jean atterrit sur ma chaise, mon sac à mes pieds. Une minute plus tard, je rejoins le comptoir pour demander une boisson, qui après mûre réflexion s’avère être un café crème. Pendant sa préparation, j’observe les gens présents (la plupart sur les ordinateurs), les passants dans la rue, puis la décoration de la pièce. Sobre mais design, ce qui ne m’inspire pas grand-chose, hormis peut-être les séries B qui me scotchaient devant la télévision quand j’avais 10 ans.

Distraite, je mets une seconde à réagir lorsqu’on me sert. Après un timide « merci », je prends ma tasse brûlante et retourne m’asseoir. Maintenant, au travail : je place mon bloc-notes devant moi, attrape le stylo dans ma poche et inscris la date tout en haut (vieille habitude scolaire). Sauf que l’encre ne sort pas. Ça, vous voyez, c’est ma veine habituelle. Je tente encore de griffonner, mais rien n’y fait. En désespoir de cause, je lâche l’affaire et prends mon café entre mes paumes.

Au bout d’une demi-hésitation, je prends mon courage à deux mains et vais négocier avec la serveuse un minable petit crayon. En toute honnêteté, même si ce n’est pas mon premier choix, ça reste acceptable : ça m’aurait fait mal d’être venue jusqu’ici pour repartir bredouille. Je rejoins ma place avec détermination, me disant que cette fois-ci, plus rien ne pourra m’empêcher d’écrire.

Je pose la mine sur la feuille, et elle se met déjà à courir. J’entre dans une espèce de bulle quand je réponds aux exigences de mon esprit, en couchant sur le papier les idées qui me viennent. Tout à coup, plus aucun son ne me dérange : plus de machine à café, pas le moindre clic de souris… C’est assez plaisant, en fait. Surtout quand je fais de l’écriture automatique ! Là, même plus besoin de réfléchir. Le pied, même si c’est plus simple dans un endroit calme.

Mais pour l’instant, j’essaie seulement de décrire au mieux ce que j’ai en tête. Je ne lève pas les yeux, ni pour la montre ni pour ma boisson chaude. Boire est un réflexe : j’attrape ma tasse fumante, la porte à mes lèvres, descends son contenu. Rien ne me perturbe, pas même le liquide qui coule le long de ma gorge, me brûlant presque, et dont j’aurais pu décrire la trajectoire si je n’avais pas été aussi concentrée sur ma description de l’église.

Une église. La bonne blague. Je n’ai plus jamais remis les pieds dans un tel endroit depuis la petite péripétie de mes 6 ans… C’est là qu’on a su, pour moi. Pourtant, la bâtisse religieuse qui subit mon analyse détaillée en ce moment me paraît bien réelle. Les colonnes en marbre, les bancs alignés, l’autel sur lequel des dizaines de cierges sont allumés… Tout est clair dans mon esprit. Maintenant, il faut que ça le devienne pour un éventuel lectorat ! Et ça, c’est déjà moins évident…


Charlie

Assis sur mon canapé avec mon ordinateur sur les genoux, je suis en train de modifier le code source d’un site web ; il ne me reste plus qu’à…

POC.

Bon sang ! Qui est-ce qui vient encore me faire chier pendant que je bosse ?

— Sales mioches ! Vous m’avez fait perdre le fil !

Sérieux, ça fait deux heures que les gamins du quartier jouent au ballon dans la rue. Et bien sûr, ils ne peuvent pas le faire en la bouclant. Non, il faut qu’ils crient, qu’ils s’esclaffent et qu’ils shootent dans ce foutu ballon comme s’ils voulaient l’envoyer sur la Lune. Après un grognement rageur, je reprends mon travail depuis le début. C’est alors qu’une petite voix plaintive se fait entendre à travers la vitre.

— Monsieur ?

Je me contente d’ignorer ce bruit importun, comme je le fais habituellement avec tout mon environnement extérieur quand je suis en mode « PC only ». Mais la petite voix réitère, plus insistante cette fois-ci.

— Monsieur ! Je sais que vous êtes là, je vous vois.

Mes pupilles daignent enfin esquisser un mouvement vers lui. À travers la vitre, j’aperçois une bande de cinq gamins qui attendent sur la pelouse quelques mètres plus bas, comme si le Pape en personne allait apparaître sur le balcon. Soupirant bruyamment, je déplace mon ordi sur la petite table du salon et me lève. La vitre du balcon coulisse en grinçant.

— Qu’est-ce que vous me voulez, bande de losers ?

— Notre ballon, répond un des gamins, il a atterri sur votre balcon.

Tournant la tête de quelques centimètres, je repère le vieux ballon qui a effectivement échoué dans mon domaine. Tellement usé qu’il semble avoir été fabriqué à la préhistoire.

— Oh, je vois…

Je souris.

Ce sourire-là, je vous préviens, c’est jamais bon signe. Un genre de rictus en coin qui annonce « je viens juste d’avoir une idée géniale pour te faire chier ». Je m’empare de la sphère à moitié dégonflée, la fais tournoyer sur le bout de mon index devant la bande de gamins qui viennent de retrouver le sourire. Je n’ai jamais supporté les mioches. Avec leur morve au nez, leurs taches de rousseur à la con et leur odeur de transpiration bizarre. Imaginez-moi en train de faire du baby-sitting : à l’heure de la toilette, je mettrais probablement le gamin dans la machine à laver. Note pour tout le monde : ne jamais me confier vos enfants.

Après m’être amusé pendant quelques secondes à tendre le ballon au gamin, puis à lui retirer, je tends le bras vers la droite. Un buisson est planté juste à côté de mon balcon et fait à peu près la même taille. Je pose le ballon en équilibre dessus, ponctuant mon geste d’un : « voilà. Retournez jouer maintenant » des plus ironiques avant de m’engouffrer de nouveau dans ma tanière.

Sauf que les gamins de nos jours ne sont plus du genre à se laisser faire aussi facilement. Ahhh, la nouvelle génération… à l’époque, ils se seraient contentés de lancer des cailloux contre la vitre du balcon. Mais ceux-là, ce sont des vrais petits vicieux. Les voilà qui commencent à tourner en rond au-dessous du balcon en chantant un air de scouts entêtant à pleins poumons. Toutes sortes de vengeances possibles me traversent l’esprit. Mais une fois n’est pas coutume, je réfléchis jusqu’à prendre une décision adulte. J’ai d’autres chats à fouetter que de me coltiner les parents de ces mioches… et puis ils finiront bien par se lasser et rentrer chez eux. En attendant, il me suffit de quitter l’appartement et d’aller me réfugier dans un endroit où je pourrai enfin être tranquille.

Après un petit passage dans ma chambre pour troquer mon jogging gris contre un jean foncé et une chemise à carreaux, je range mon ordinateur dans son étui, me dirige vers l’entrée puis décroche ma veste du portemanteau. Je passe la porte d’entrée puis fais un bond en arrière au moment où je m’apprête à quitter l’appartement. Le parapluie. Accessoire indispensable dans le quotidien d’un androgynomorphe aquaphobe. Une fois armé contre les intempéries, je me mets en route vers le centre-ville, à seulement cinq minutes d’ici.

Je vagabonde dans quelques rues avant de trouver ce que je cherche : un cybercafé moderne, dont la clientèle (après vérification à travers la vitrine) ne semble pas tout droit sortie d’un livre du Seigneur des Anneaux. Parfait. Je pénètre à l’intérieur et me rends directement au bar. Je me commande une Guinness – parce qu’il n’y a rien de mieux qu’une bonne vieille bière irlandaise – puis me retourne afin de choisir une table pour…

Mon regard s’arrête sur une petite brune aux cheveux courts, assise seule à la longue table contre la vitre. Le tabouret à côté d’elle est libre… T’as vraiment l’impression qu’elle a envie d’être dérangée, là ? Je vous présente ma conscience, toujours là pour m’emmerder, surtout dans les moments où je n’ai pas envie de l’entendre. Généralement, je l’apparente à une voix féminine, alors j’ai pris l’habitude de penser que c’est « Ava », mon double féminin, qui a sa propre personnalité et qui s’adresse à moi comme si on était deux personnes différentes. Ce qui n’est pas le cas, puisque quand je me transforme, je garde ma personnalité. Ne vous inquiétez pas si vous êtes largués, vous comprendrez plus tard.

D’une démarche assurée, mon ordi sous un bras et mon mini-parapluie sous l’autre, je m’avance vers la jeune inconnue. Un sourire charmeur étire déjà mes lèvres.

— Hey… est-ce que cette place est libre ?

Voix veloutée, timbre séducteur… Technique de drague certes peu subtile, mais je m’en voudrai à vie si je ne tente pas au moins de faire sa connaissance. Et puis, si elle n’est pas réceptive, je lui fous la paix !


Lou

Quelques paragraphes plus tard, une personne entre dans mon champ de vision, sur la droite. « entre », pas « passe ». Manque de chance, je ne suis pas encline à sortir de ma transe. Pire, je ne compte même pas m’inquiéter de savoir si je peux aider l’inconnu en question. Et de toute façon, je ne peux pas, n’est-ce pas ? Après tout, je viens de débarquer en ville et n’ai pas de montre : autant demander n’importe quoi à n’importe qui d’autre !

Mon crayon stoppe sa course, certainement aussi frustré que moi, alors que sa voix m’interrompt. Je tourne la tête et mon regard remonte le long de la tenue du jeune homme planté là avant de s’arrêter sur son visage. Bien sûr, je le détaille aussi naturellement que possible avant de lui répondre, m’attardant sur l’originalité de ses yeux. Sa coupe l’est aussi, le genre bouclettes brunes sur une p’tite gueule d’ange… Charmant. Sans parler de son sourire. Rha ! Si seulement il n’avait pas débarqué à ce moment-là…

— J’sais pas… si ça se trouve, la Femme Invisible est en pleine rédaction de son prochain roman !

Qu’est-ce que je peux être drôle parfois… Le tout agrémenté d’un sourire qui veut clairement dire « Oui, je me fous de ta gueule ». Enfin, en grande partie. Fière de ma réplique, je soutiens son regard avec malice avant de reprendre mon écriture comme si de rien n’était. Il peut bien s’installer là, si ça lui chante. Du moment qu’il me laisse bosser. Allez, comment elle était cette église déjà ?…


Charlie

Cool, elle a de l’humour ! Je pose la main sur le dos de la chaise libre et la fait pencher de quelques centimètres en faisant mine de tendre l’oreille.

— Je crois que la voie est libre…

Je hausse les épaules et m’installe à côté d’elle. Merde, je crois qu’on l’a perdue. Elle est déjà retournée dans son petit monde et affiche le même air concentré que cinq minutes auparavant, avant que je débarque. Bizarrement, je ne me sens plus du tout motivé à bosser. J’ai tendance à me laisser déconcentrer de n’importe quoi. Surtout quand une fille me plaît et qu’elle est assise à côté de moi !

Je sors mon ordinateur de son étui, le pose sur la table et le remets en route. Une trentaine de secondes s’écoulent avant que l’écran d’accueil n’apparaisse. Le café résonne de quelques conversations à voix basse, et surtout de tapotage de clavier. Sans la musique en fond, on pourrait se croire dans une tour de contrôle de la Nasa. La radio passe Hey sexy lady, du chanteur R&B Shaggy. Oh yeah ! J’ouvre un dossier Word au hasard, puis me mets à écrire :


Hey sexy lady

I like your flow

Your body’s bangin’, out of controooooooooool!

You put it on me

Ceiling to floor

Only you can make me

Scream back for mooooooooooooooore!


Mes iris oscillent entre l’écran et la nana à ma gauche. Je sirote ma bière en silence, puis après quelques minutes, ma curiosité l’emporte :

— Excuse-moi, mais… Ce ne serait pas plus pratique d’écrire sur un ordinateur ? Après tout, on est dans un cybercafé… il y a de quoi faire.

Mais qu’est-ce que ça peut te foutre, hein ? Fiche-lui la paix ! Non, mais ça m’intrigue vraiment ! En même temps, je ne fais rien sans l’aide de la technologie. Je crois même que je suis né avec des pouces supersoniques tellement je tape vite sur le clavier de mon portable. Je retourne à mon texte, faisant mine d’être profondément absorbé par une bonne vieille équation de Terminale S, genre « enfin j’dis ça, mais tu fais c’que tu veux, hein ».


Lou

« Bientôt, la salle de cérémonie serait emplie des invités plus chics les uns que les autres. Il fallait faire bonne impression à ce genre d’évènements, d’autant plus si on était un cœur à prendre. La mariée, qui se faisait maquiller dans une petite pièce adjacente, repensa avec nostalgie au temps où elle avait été la demoiselle d’honneur de sa meilleure amie, et donc la plus disposée à recevoir symboliquement le bouquet. Celle qui l’avait attrapé, d’ailleurs. Et celle qui avait été casée avec le témoin, pour finalement se marier à son tour aujour… »

Je suis interrompue de nouveau : c’est une pipelette, on dirait ! Oui, Mademoiselle Harper a parfois des réflexions d’une autre époque. Je reporte mon attention sur le perturbateur et constate avec un brin de surprise qu’il ne me regarde même pas. Ses yeux sont rivés sur l’écran, comme s’il avait posé sa question sans vouloir la réponse.

— Je peux ramener mes feuilles chez moi à la fermeture. Je doute par contre qu’ils me laissent embarquer un ordinateur…

Ok, je n’aurais pas dit « non » à ce gain de temps. Et d’esthétique. Un simple logiciel de traitement de texte me permettrait d’effacer mes ratures au lieu de barrer et mettre des flèches partout, ainsi que de trier facilement mes écrits. Pratique tout ça. Peut-être que je pourrais… Non. Mes parents dépensent assez d’argent comme ça, pour le loyer et mon « argent de poche » pour me nourrir. Pourquoi donc m’a-t-il mis ça en tête ? Je secoue la tête avant de lâcher mon crayon pour boire. Le café est tiède : c’est le prix à payer quand on se concentre sur quelque chose. La tasse presque vide, je bois le fond d’un trait, puis me plonge dans la relecture de ma dernière phrase… Le bruit des doigts de mon interlocuteur sur son clavier s’interrompt, et je suis rassurée d’avoir attiré son attention. Rassurée, parce que ça m’aurait fait bien mal d’être perturbée par sa présence sans que ça ne soit réciproque.


Charlie

La réponse ne se fait pas attendre de l’autre côté de la table. Eh bien, il faut croire qu’elle n’était pas si concentrée que ça après tout… Je relève les yeux vers elle en entendant sa voix, fronçant les sourcils comme si elle me dérangeait dans une tâche ultra-importante. C’est là qu’elle me sort le pire argument du siècle.

J’arrête mon tapotage inutile intensif un instant pour reporter mon regard amusé sur la jolie inconnue. Alors elle, soit elle vient de débarquer d’une autre planète, soit elle sort tout droit d’une autre époque. Les années quatre-vingt-dix, peut-être ? Quand on s’enregistrait encore en cassettes, quand les téléphones portables ressemblaient à des talkies-walkies avec leur antenne ridicule, et quand les gens se perdaient en voiture s’ils n’avaient pas le sens de l’orientation.

Une époque que je suis sûrement le dernier à regretter, si ce n’est pour certains dessins animés et mes jeux d’enfance préférés : l’émergence des Mario Brothers, de Sonic le Hérisson et de son meilleur ami Tails, le renard aux deux queues (on se demande ce qui se trame parfois dans la tête des concepteurs de jeux vidéo). Petit garçon déjà, je m’amusais plus devant mon écran, une manette en main plutôt que dehors à courir ou à jouer au foot.

Un sourire énigmatique aux lèvres, je lâche un soupir et fouille dans une des poches de mon jean. J’en sors un petit objet à l’allure étrange que je fais glisser sur la table, en jetant des coups d’œil furtifs autour de moi comme si je venais de dégainer un sachet de cocaïne. Je me penche et mets ma main autour de ma bouche pour que seule ma voisine de table ait accès aux informations ultraconfidentielles que je m’apprête à délivrer :

— C’est un objet du futur. On appelle ça « une clé USB ». Tu peux enregistrer des données dessus et les modifier sur n’importe quel ordinateur… je sais, ça doit te paraître incroyable. Mais si tu promets de garder le secret, elle est à toi.

Je regagne ma position sur mon siège sans lâcher la jeune fille du regard, les yeux grands ouverts et les sourcils relevés, l’air le plus sérieux du monde. J’appose mon index contre mes lèvres « shhh… », toujours en plein dans mon délire. Voyons au moins le bon côté des choses : même si elle ne possède pas d’ordi, elle pourra toujours utiliser ceux d’ici et en plus, ça serait une bonne occasion de revenir traîner dans le coin en espérant la revoir. Quant à l’objet en question, c’est loin d’être une grande perte. Je possède la panoplie, ou devrais-je dire, la ménagerie complète dans le tiroir de mon bureau.


Lou

Mon regard détaille de nouveau son visage : il paraît amusé. Pourtant, le petit sourire affiché sur ses traits angéliques ne me déstabilise absolument pas. Bon, presque pas. J’écarte ma tasse vide sur le côté avant de m’accouder à la table, le menton posé sur ma paume. Plus qu’attentive, j’observe tour à tour ses mimiques et l’objet qu’il tient, luttant pour ne pas succomber au fou rire irrépressible qui me tenaille.

Je jette un œil autour de nous comme il l’a fait un peu plus tôt, puis tends une main pour attraper la coke clé et l’analyse. J’ignore comment je parviens à rester impassible. Il s’agit d’une sorte de pingouin jaune-vert, en col roulé et aux yeux globuleux, dont le crâne orné d’un anneau est relié à un porte-clés. À la fois mignon et extrêmement ridicule.

Je pose mon regard sur son ancien propriétaire, et arrache la tête de l’animal – ouch – pour en dévoiler la fameuse clé qui y est logée. Mes yeux se plissent et j’acquiesce d’un air entendu avant de désigner l’objet dans ma main droite.

— Et, puisque je n’ai pas d’ordinateur chez moi, où est-ce que je pourrais insérer ceci afin de modifier les données se trouvant dessus ?

Je mordille ma lèvre inférieure, referme lentement « le jouet » sans le quitter des yeux, puis chuchote en articulant bien :

— Merci quand même.

Je range ensuite le cadeau dans la poche de ma veste. N’allez pas croire que je sois si facile à acheter ; en fait, je suis même opposée à accepter des présents de n’importe qui, tout simplement parce que je me sens redevable, même quand ça vient du cœur. Je sais, c’est navrant. Alors pourquoi cette exception ? Premièrement, parce qu’il me rappelle un objectif non négligeable : trouver de quoi se financer un PC portable. Pour ça, il faudrait encore que je me dégote un job et ça ne va pas être facile. Et deuxièmement, parce que j’ai une idée derrière la tête…

— Faut croire que tu seras obligée de revenir ici…

Je retiens un sourire en entendant son ton exaspéré. Tout ça parce que j’ai plaisanté avec mon nouveau jouet… Vivre au-dessus de mes moyens n’est pas dans mes projets immédiats, mais comme tout scientifique digne de ce nom, il suffit d’un rien pour atteindre Mister Informaticien. Alors si on ose se moquer ouvertement de leur technologie préférée… On est directement envoyé au bûcher. Un peu violent comme preuve de supériorité, je vous l’accorde… Sauf qu’une étude traite sûrement du sujet, jetez un œil sur Google !

Je m’abstiens de tout commentaire désobligeant et me contente de reprendre mon écriture avec détachement. Quelques secondes plus tard, il se met à tapoter nerveusement sur la table. Ça y est, il a terminé de pianoter sur son clavier ?


Charlie

Vous avez vu comment elle m’a décapité ce pingouin ? Elle va se mettre la Société Protectrice des Animaux en plastique sur le dos !

Soudain, un éclair de lucidité me traverse l’esprit. L’illumination. Le début de la fin. Mon regard oscille entre la veste de la demoiselle et sa propriétaire, qui s’est d’ores et déjà remise à gratter. Merde. Merde. Merde. Mais quel con ! Y avait quoi sur cette clé au juste ? Et pourquoi est-ce que j’y songe seulement maintenant que je l’ai généreusement léguée à ma voisine de table ?

Réfléchissons, réfléchissons… Mes doigts tapotent nerveusement sur la table. Petit doigt, annulaire, majeur, index, pouce. Poc, poc, poc, poc, poc. Pas de risque qu’elle tombe sur des vidéos indécentes… seuls les idiots et les noobs téléchargent encore des films pornos ET les stockent sur leurs clefs USB. Par contre, il se peut très bien qu’elle ait accès à un autre genre de vidéos… Ouaip, c’est bien à ça qu’elle servait, cette stupide clé en forme de pingouin. Elle renferme des vieilles vidéos du lycée. Des défis avec mes potes… à l’époque où on se filmait en train de faire les quatre-cents coups. Moi en train de remplir le casier d’un loser de la classe de mayonnaise. Moi en train de voler les vêtements dudit loser dans les vestiaires et d’accrocher son caleçon Superman au sommet du sapin de Noël dans le hall du lycée. Moi en train de faire croire à une prof que je suis amoureux d’elle… En bref, moi en train de pourrir la vie de mon entourage. Pourquoi j’ai gardé ces vidéos débiles ? J’en sais rien, vous vérifiez souvent ce qui traîne sur vos vieilles clés USB, vous ?!

Que faire, que faire… J’peux quand même pas lui demander de me la rendre maintenant ! Elle se dirait forcément que j’y stocke des films X, me prendrait pour un gros pervers et me chasserait de sa table. La seule solution plausible consiste donc à prier pour qu’elle ne visionne pas les vidéos avant de les effacer. Elle a l’air du genre à se mêler de ses affaires, il y a donc des chances pour qu’elle se fiche de savoir ce qui se cache sous des titres comme « Mayonnaise », « Superman » et « Déclaration »… non ? Avisant la tasse vide à proximité de la demoiselle, je propose :

— Tu veux boire quelque chose d’autre ? C’est moi qui invite.

Je secoue quelques pièces de monnaie dans ma main.


Lou

Je lâche le crayon, qui commence à me faire mal aux doigts, et place mes mains sur ma nuque avant de pencher la tête en arrière. Mes os émettent un petit craquement lié à mon immobilité. Soupirant, j’étire mes bras en me relisant, à la poursuite de mes éventuelles fautes, mais suis une fois de plus interrompue par l’inconnu au joli minois qui me propose de me payer un verre.

Soudain intriguée, je me penche en avant, imitant sa position de « je vais te dire un secret ». J’ouvre la bouche, marque une pause, puis tranche :

— Je n’accepte pas de verre offert par un inconnu… contrairement aux supports de stockage amovibles.

J’esquisse un sourire ravageur qui, je l’espère, effacera définitivement ses a priori sur moi. Pourquoi serait-il le seul à pouvoir étaler impunément sa culture ? Un petit rabattement de caquet de temps à autre ne peut pas faire de mal… Un clin d’œil plus tard, je croise les jambes dans l’autre sens et reprends mon crayon en main.


Charlie

Pas du tout logique, son raisonnement ! Dommage pour elle. Je me lève avant que la demoiselle ait le temps de changer d’avis. D’une démarche assurée, je me rends au bar et pose les coudes dessus en poussant des soupirs, comme le petit garçon impatient d’être servi que je peux être. Personne derrière le comptoir, mais c’est quoi ce service ? L’un des employés est en train de nettoyer les tables dans le fond de la salle. Une autre est occupée avec un type baraqué à queue-de-cheval qui vient visiblement de découvrir l’existence des ordinateurs et ne capte rien à leur fonctionnement. En tout cas, il a bloqué son écran et, de toute évidence, la serveuse n’en mène pas plus large que lui pour réparer ce bug.

Levant les yeux au plafond, je les rejoins en quelques pas, m’éclaircis la gorge pour qu’on me laisse m’approcher de l’ordi puis m’approprie la souris sans rien leur demander.

— Qu’est-ce que vous…? amorce la serveuse.

En quelques clics et tapotis de clavier, l’écran se débloque et laisse apparaître un site sur les poneys. Chacun ses délires, hein.

— De rien. Est-ce qu’on peut me servir, maintenant ?


Lou

Je suis satisfaite de cet abandon, mais alors que j’essaie de relire les derniers mots qui sont sortis de la mine, ma concentration semble disparue. Impossible d’écrire dans des conditions pareilles ! J’éloigne mes affaires sur la table et m’adosse à ma chaise. Miss Harper déteste l’improductivité.

Levant naturellement les mirettes sur celui qui vient de me quitter, je croise les bras sous ma poitrine. Pourquoi je le regarde ? Tu le « mates » en fait. C’est ridicule. À tel point que je l’observe jusqu’à ce qu’il retourne au comptoir.

— Bravo Superman, je marmonne entre mes dents.

Blasée de le trouver si mignon, je prends sur moi et me remets à l’écriture. Plus question de raconter les aventures d’une future mariée cependant : il est temps de parler d’une autre épopée moderne. Tournant la page de mon bloc-notes, je remets la date au crayon et commence à griffonner quelque chose. La description d’un pensionnat pour jeunes filles fera l’affaire.


Charlie

De mauvaise grâce, la serveuse regagne enfin sa place derrière le bar. Elle me demande d’une voix faussement enjouée :

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Une b…

Jetant un œil aux pièces dans ma main, je me rends compte que je n’ai même plus assez pour me racheter une bière. Tant pis, je vais me mettre au café.

— Ouiiii…?

— Un café, s’il vous PLAÎT.

La serveuse s’exécute après m’avoir fusillé du regard. Je lui réponds par un clin d’œil, et elle se retourne vers les machines avec une petite grimace de dégoût.

Brusquement, je sens quelque chose frôler mon dos et un liquide froid se répandre sous ma chemise. Je fais volte-face et tombe nez à nez avec le serveur, qui, les bras chargés, vient de renverser un verre… dont le contenu est en train de couler le long de ma colonne vertébrale ! Tout un chapelet d’injures – que je ne retranscrirai pas ici par respect pour les âmes sensibles – file à travers mes lèvres. Quant au serveur en faute, il se confond en « désolé, je suis tellement désolé » et tente bêtement de réparer le problème en appliquant des serviettes sèches sur ma chemise. Ben bravo, c’est pas ça qui va nous aider !

— Ne me touche pas…!

Je retiens à temps le « minable ! » qui menace de s’échapper de ma bouche. Ni une ni deux, je me précipite dans les toilettes pour que personne n’assiste au spectacle de ma transformation. En général, ça prend environ dix secondes… mais ça dépend aussi de la quantité d’eau avec laquelle j’entre en contact. Si je plonge dans une piscine d’eau froide, je me transforme quasi immédiatement. Mes cheveux ont déjà pris une dizaine de centimètres quand je m’enferme dans une des cabines, et je sens Charlie Junior se rétracter tandis que j’abaisse le loquet. Brrr… je vous laisse imaginer à quel point c’est agréable. Eh merde… qu’est-ce je fais maintenant ? J’attends d’être seul dans les toilettes pour sortir et allumer le robinet. Des fois que l’eau soit chaude, comme au McDo… Mais non, ici, l’eau est fraîche comme à la putain de claire fontaine.

Mon reflet me renvoie l’image d’une beauté à la chevelure sombre et bouclée, celle que j’aurais été si un spermatozoïde X avait fécondé l’ovule de ma génitrice. Je quitte les toilettes pour hommes et rejoins celles des femmes, puis retire ma chemise, que je place sous le sèche-mains. Une cliente entre dans les toilettes et pousse un petit cri de surprise en m’apercevant les seins à l’air au beau milieu de la pièce. Elle fait demi-tour comme si elle venait de tomber nez à nez avec le diable. Cinq minutes plus tard, la chemise est – relativement – sèche et je me rhabille à la hâte.

Bon et maintenant, on fait quoi ? À part attendre que la fille aux cheveux courts s’en aille pour récupérer mes affaires ? Idiot de serveur… Alors, puisqu’on est ici pour un petit moment, faisons la liste de ce que j’ai réussi à faire aujourd’hui :

* Finir de pirater un site de jeux pour obtenir des crédits gratuits – ah, non en fait…

* Faire connaissance avec une jolie fille – sans même obtenir son nom… Bravo !

* Payer un verre à ladite fille – ou pas…

* Obtenir le numéro de téléphone de la fille ou lui donner le mien – toujours pas !

Et voilà qu’en plus j’ai laissé mon ordinateur à la merci de n’importe qui… Vie. De. Merde. Vous validez ? J’entrouvre la porte des toilettes et jette un œil à la brunette, toujours assise à sa table. Pas le choix, je vais être obligé d’attendre qu’elle s’en aille pour sortir de ma cachette…


Lou

Disparaissant derrière une porte que je n’avais pas remarquée jusque-là, il s’est dérobé à ma vue. Je reporte donc mon attention sur le serveur qui paraît désolé, un verre vide à la main. Moi, au contraire, je suis plutôt amusée… oh allez, c’est plutôt drôle !

Souriante, j’inspecte encore l’entrée de ce qui doit être des toilettes. Quelle serait sa réaction si jamais il me voyait… Après tout, c’est lui qui a commencé. Je me relève juste assez pour attraper l’ordinateur portable de l’inconnu et me retiens de rire en lisant son « travail », qui n’est autre que les paroles d’une chanson, passée un peu plus tôt si je ne m’abuse…

Je réduis la fenêtre et… découvre un fond d’écran encore mieux que son délire musical : un poussin kamikaze. Au moins il a de l’humour… Je plonge la main dans ma poche pour en sortir la clé USB, la décapite de nouveau et l’insère dans un port du PC. Un dossier s’affiche automatiquement, et comme je l’espérais, contient plusieurs fichiers vidéo. Jubilant déjà, je parcours les titres du regard et tombe sur un mot des plus intéressants : Superman. Un signe du Destin ! Impatiente, je vérifie que les haut-parleurs sont coupés, double-clique sur le fichier, et le lecteur s’ouvre.

Une personne tient assez maladroitement la caméra et filme le propriétaire du PC, qui jette des regards furtifs autour de lui en ouvrant un casier. Pas besoin du son pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas du sien. Il sort plusieurs affaires avant de dénicher un caleçon bleu orné du « S » de Superman, ce qui l’amuse beaucoup à en croire son fou rire. Il sort ensuite des vestiaires avec le vêtement, le caméraman sur ses talons, et se précipite jusqu’à un sapin où il accroche le trophée. Il tape dans la main de son camarade, et le film s’arrête.

Après la deuxième vidéo – où il remplit cette fois-ci un casier de mayonnaise –, je ne souris déjà plus. Évidemment que quelque chose cloche chez ce type, il ne pouvait pas être mignon ET mature… Je soupire, puis vire la clé avant de prendre mes affaires. Tant pis si on lui vole son ordinateur, j’ai mieux à faire que de jouer les nounous pour un mec qui aime faire des crasses aux autres, alors que j’en ai été moi-même victime dans mon lycée. En moins humiliant, certes, mais les élèves solitaires ne plaisent pas à tout le monde, et c’est partout pareil.

J’enfile donc ma veste, rends le crayon à la serveuse du bar et retourne prendre mon « nécessaire de survie » avant de quitter le café avec résignation.


 

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